La libération de Paris, vue de Saint Maur par Henri Lagarde.
Journal, 19 Août - 24 Octobre 1944.
Manuscrit 56 pages, reçu par ses parents le 30/10/1944
(Transcription, documentation par François Lagarde, Mai2007)

0x01 graphic

11, Rue Gaston                           Samedi 19 Août 1944
La Varenne
Seine

Mes Chers Parents

Voici deux jours que la poste n'accepte de courrier ni n'en distribue : c'est un pas de plus dans la voie des fermetures générales. Depuis une semaine, plus de métro ni de train, même pour la banlieue. Plus de journaux depuis deux jours. Le gaz est fermé depuis hier soir, et l'électricité apparaît ½ heure en général à un instant imprévisible de la nuit. Cependant je vous écris tout de même : les heures sont tellement graves et les journées si chargées d'évènements qu'ainsi je pourrai mieux vous faire participer à ce qu'aura été notre existence pendant cette période.

La vague de chaleur qui s'était abattue sur l'Espagne nous baigne royalement. Journées très chaudes, souvent très lourdes : quelques rares orages qui sont bien impuissants à combattre la sécheresse. Nuits souvent splendides. En un mot, tout ce qui est favorable au déroulement d'une grande offensive. Vous devinez que tout le monde ne pense qu'à celle-ci. On écoute soigneusement toutes les radios, on les recoupe, on confronte leurs affirmations avec les indications recueillies auprès de réfugiés. On pointe l'alliance alliée sur la carte.

Aujourd'hui, nous vivons avec l'espérance du très proche départ des allemands. La radio aurait annoncé que les américains ne sont pas très loin de Versailles : elle a dit textuellement hier soir « les armées alliées sont aux portes de Paris ». On n'entend pas le canon du front, mais bien des signes montrent que celui-ci se rapproche de Paris. D'abord les restrictions. Depuis 3 jours et trois nuits, les explosions se succèdent, parfois lointaines, parfois assez proches, mais souvent très violentes, faisant trembler les fenêtres et secouant les portes dans leurs gonds. On pense que ce sont des dépôts de munitions ou bien des ponts qu'"ils" détruisent. Aujourd'hui la cadence des explosions s'est progressivement ralentie : il est probable que leur tâche se termine. Hier soir ce devait être le tour du pont de chemin de fer sur la Marne contigu à notre usine. Les allemands avaient apporté les explosifs, enjoint à la famille qui habite à coté de déguerpir, le pont devant sauter dans la nuit ou le lendemain matin. La nuit s'est passée, puis le jour : le pont est encore intact et nous espérons qu'il le restera....

Tout le monde parle de l'"exode" des allemands. C'est vers le 15 Août qu'ils ont commencé à déménager. Tous les services de Paris (et Dieu seul sait combien il y en avait) ont frété un nombre incalculable de camions sur lesquels ils ont embarqué tout ce qu'ils ont pu. Dans les hôtels ils ont raflé tout, y compris les lavabos, bidets et tapis cloués. Et pendant des nuits, les banlieusards de l'Est (ceux de Champigny entre autres) ont vu défiler un flot ininterrompu de voitures et de camions vers l'Est. Surtout du matériel au début, puis petit à petit de la troupe. Ce matin, vers 7 heures, c'était l'artillerie qui passait sur le boulevard de Champigny pendant que Michette faisait la queue au pain. Les hommes paraissaient harassés et mauvais : on a recommandé à Michette de cacher son vélo dans une cour, car les artilleurs auraient très bien pu le lui prendre : on en signale des cas partout - des français, jeunes ou assez âgés, avaient été réquisitionnés de force avec leur voiture et leur cheval pour transporter les objets de ces messieurs... En 1870 c'était les pendules, en 1914 les pianos et en 1940, tout le reste : ils n'ont pas changé. Je vous ai parlé incidemment de la queue au pain : hier Madeleine a attendu de 6h ¼ à 10h ½ pour obtenir la ration de la journée !

Michette est allée hier à la mairie retirer les "cartes de détresse". Celles-ci donneront droit quand le système entrera en vigueur à une soupe chaude et à un casse croûte (confiture ou fromage) par jour : un point c'est tout ! Pourvu que cela ne dure pas trop longtemps !

Depuis une semaine, il n'y a plus de police ni de garde mobile. Ces 2 corporations se sont mises en grève et ont revêtu l'habit civil. Bien entendu, le "vulgum pecus" comme nous ignore les dessous de l'affaire. Fort heureusement la population reste calme, malgré tout. Il y a bien ici et là quelques attentats contre les occupants. Ceux-ci réagissent diversement. Dans un village voisin, le commandant allemand avertit qu'il fusillera la moitié de la population si cela recommence. Ici on nous rassure : il n'y aura pas de représailles.

Hier matin, tout près d'ici (quelques kilomètres), les alliés ont bombardé des wagons d'essence qui étaient depuis 48 heures sur une voie de garage. Cela a été rapide, sonore et d'autant plus impressionnant qu'on n'avait pas donné l'alerte. Michette avait enveloppé Pierrot dans une couverture (il avait un peu de fièvre) et transporté bien vite dans la tranchée couverte. Précaution nullement excessive puisqu'un éclat d'obus, en retombant, a percé la toiture du hangar. Il y aurait eu une quinzaine de morts : gardes-voies, pécheurs, qui se trouvaient à proximité de l'objectif. Celui-ci a été atteint, et nous avons vu un énorme nuage monter dans le ciel, s'étaler et se dissoudre lentement dans l'air surchauffé.

Puis la journée s'est déroulée calmement dans notre banlieue. Toutefois, à la fin de l'après midi le bruit courait, bientôt confirmé que le couvre-feu était porté à : de 9h du soir à 6h du matin. On disait aussi que des magasins étaient incendiés, toujours à Paris. Nous nous sommes barricadé à 9 heures. Avons pu entendre quelques nouvelles à la radio dont les plus importantes : les alliés aux portes de Paris. Puis, pas très loin, éclataient des coups de mitraillette, un peu à tord et à travers....

Cet après midi, par plusieurs conversations téléphoniques avec Marc André, Yot et des parents, nous avons pu nous faire une idée de la situation à Paris. On s'y bat par endroits, entre forces de la Résistance et allemands. Marc André l'a échappé belle ! Il est sain et sauf, mais a perdu dans la bagarre sa très précieuse bicyclette, sa serviette avec les documents qu'elle contenait et divers objets. Vers 11 heures, il débouchait, à bicyclette, sur la place de la Concorde, venant du pont de la Concorde. Des coups de feu éclatent : les forces de la Résistance attaquent l'Hôtel de la Marine (occupé par la marine allemande). La riposte a été immédiate et Marc André s'est précipité derrière un arbre pour se protéger des balles de mitrailleuse qui sifflaient. Au bout d'½ heure, pendant une accalmie, il a pu enjamber le parapet du quai, descendre sur la berge pendant que les allemands tiraient d'une péniche pour conjuguer leur feu avec celui de l'Hôtel de la Marine. Puis il a gagné un autre pont, a tenté de revenir récupérer son bien place de la Concorde, mais y a finalement renoncé, les allemands ayant nettoyé la place et refoulant ses abords... Le mouvement s'est communiqué aux Invalides, Ecole militaire, rue de Grenelle. Ce soir on tirait des coups de feu boulevard St Germain (intersection avec le Bd Raspail). Et à la nuit tombante, nous aussi entendions la fusillade dans la direction Vincennes - Nogent.

Ce matin, une amie de Michette, passant quai aux fleurs, eut l'émotion de voir apparaître des drapeaux tricolores à l'Hôtel de Ville, à l'Hôtel Dieu ! ... Comme tout le monde s'y prépare, à cet instant où l'on pourra pavoiser sans restriction ! Michette a pu trouver les 2 teinture : bleu et rouge. Et avec des draps elle a préparé une immense draperie tricolore qu'elle tendra entre les 2 fenêtres du haut, face à l'entrée.

Ce soir on dit que Paris sera déclarée ville sanitaire (d'autres disent : ville ouverte) - que l'entrée des américains a été retardée de 48 heures - que les allemands y ont laissés leurs grands blessés et emmené au contraire les autres blessés - qu'un gouvernement transitoire ait été constitué avec Herriot, Jeanneney, d'autres parlementaires, peut-être Laval, afin de représenter la France vis-à-vis des américains lors de l'arrivée de ceux-ci. Depuis plusieurs jours, le bruit courrait que, contrairement à certaines informations allemandes, Herriot nullement fou, était relâché et en bonne santé à Paris. Nous le tenons de son coiffeur, par l'entremise d'une amie de celui-ci. Vous voyez : je donne mes sources ! Or tout cela serait tombé dans le lac, les allemands ayant emmené avec eux la totalité du gouvernement.

Yot nous a téléphoné à plusieurs reprises pour nous demander de nos nouvelles et nous donner des siennes. Il se dit en bonne santé, très occupé par ses nouvelles fonctions. Et, privé de métro, train et vélo, il ne peut envisager d'entreprendre à pied le long trajet Asnières - Champigny et retour pour nous voir. J'ai regretté ce contretemps pour le 15 Août car je crois qu'il aurait pu mieux se reposer en passant une partie de son congé obligé près de nous. Son usine, comme la mienne, est pratiquement arrêtée faute de courant et de gaz. Mais on y cherche de ci, de là, quelques occupations pour le personnel, ce qui permet de conserver celui-ci et d'éviter son inaction.

Je me demande ce que Jean va pouvoir faire. Si la majeure partie de la France était libérée d'ici la fin septembre (et c'est chose possible), le fameux concours de remplacement pour ceux qui n'ont pas pu prendre part au premier aurait peut-être lieu, et les cours des Ecoles de Laiterie seraient peut-être retardé en conséquence. Dans cette hypothèse (de la libération pour fin septembre) il vaudrait peut-être mieux que Jean regagne Paris lorsque les transports redeviendront praticables. Près de nous, il pourrait continuer sa révision et nous serions près du ministère, donc pouvant nous tenir au courant rapidement des décisions prises.

Si au contraire la libération ne se produit que plus tard, il vaudrait mieux que Jean ne perde pas son année scolaire. Le rêve serait qu'il suive une école lui permettant de rester dans sa voie, c'est-à-dire : laiterie agricole. Mais y en a-t-il dans notre région ? Je redoute que non et c'est pourquoi je me demandais, si, à défaut de ce qui n'existe pas, il ne vaudrait pas mieux reprendre la voie classique (sans perdre de vue toujours les Ecoles de Laiterie).

Peut-être si cette lettre vous parvient, c'est que la libération est chose faite. Je le souhaite. Mais je vous en parle, au cas où les communications postales reprendraient bien avant le trafic voyageur.

Les événements bouleversent tous les projets. Ainsi, la préparation à l'examen de Madeleine est arrêtée : sans train ni métro elle ne peut se rendre à Paris suivre les cours.

Dimanche 20 août.

Nous sommes toujours vivants. Hier soir, des voisins distinguaient nettement des lueurs au dessus de Paris / Des flammes d'incendie pense-t-on. Puis des lueurs d'un autre ordre ont fait leur apparition à l'Est : les éclairs d'un orage lointain. Celui-ci s'est propagé rapidement à notre région et nous avons joui d'une bonne pluie. Ce matin tout paraissait calme. Michette, après la queue au pain est allé au marché. A un moment donné, brusque arrivée d'une voiture d'où débarquent 4 jeunes gens fort corrects, cocarde tricolore sur leur vêtement et gros révolver au poing. Ils passent en revue le monde du marché disant « ne craigniez rien ! Nous sommes la Résistance et nous ne vous ferons pas de mal » - (malgré tout, il y a eu un petit moment d'émotion bien compréhensible chez quelques personnes qui ont couru chercher abri dans des boutiques !..). Les jeunes gens cherchent évidemment quelqu'un. Ne l'ayant pas trouvé, ils repartent à toute allure dans leur voiture. Quelques moments plus tard leur voiture repasse et l'on entend dire qu'ils ont trouvé la jeune fille cherchée : l'employée du R.N.P. (le mouvement pro boche de Déat), section de La Varenne, qui aurait, parait-il, dénoncé des français aux allemands.

Le milieu de la journée était très calme ; il faisait assez beau et l'orage avait rafraîchi suffisamment l'atmosphère. Aussi ai-je autorisé Pierrot à jouer au square des Lacs avec son bateau, Madeleine l'accompagnant afin qu'il ne fut pas seul. Un certain temps après leur départ voilà que des coups de feu éclatent : revolver, fusil, mitrailleuse ! Vous devinez mon angoisse ! Je prends le vélo, cours au square des Lacs où les enfants jouaient dans le calme le plus parfait. Toutefois, par prudence, je décide de rentrer. Parvenu à l'intersection de l'avenue du Buisson et de l'avenue des Lacs, la fusillade reprend, toute proche : un groupe de personnes échange 2 balles, précisément au niveau du square, et leur sifflement nous déplait sérieusement : Nous courons dans une Avenue perpendiculaire pendant que vous voyons filer à toute allure 2 cyclistes du groupe. Une porte s'ouvre et nous nous mettons à l'abri chez une personne qui nous offre momentanément l'hospitalité. La fusillade reprend avec des hauts et des bas. Puis tout rentre dans le calme et nous regagnons la rue Gaston. Ce qui prouve une fois de plus que dans cette maudite guerre, le danger peut fondre dans les endroits en apparence les plus tranquilles.

Lundi 21 Août.

C'est donc hier soir que Marc André nous a téléphoné vers 20 heurs la grosse nouvelle : vers 17h des voitures ont annoncé par haut parleur à la population parisienne qu'une armistice était conclue (pour une durée de 48 heures je crois) entre le Gl. Ct. Paris du coté allemand, et les Forces de la Résistance de Paris. Les troupes allemandes évacueraient Paris sans faire de destructions. Elles ne seraient pas inquiétées par les FFI. Allemands et FFI garderaient respectivement les immeubles dont ils se sont emparés. Les prisonniers FFI faits par les allemands seraient considérés comme prisonniers de guerre et non comme francs-tireurs (or, d'après Marc André, ils seraient déjà assez nombreux !). On dit que cet armistice aurait été négocié par la Suède, le gouvernement Herriot n'étant plus là (???).

Dans notre coin perdu de banlieue, nous ignorions cet évènement considérable. Car, pour tout le bassin parisien cela apporte un apaisement immense : c'est sa préservation du contact de la bataille. Et l'exemple de Naples, Rome ou Florence prouve qu'on a beau être ville d'art incomparable, on n'en peut pas moins terriblement souffrir de la lutte.

Enfin, on nous apprend également que la résistance prend les leviers de commande : En plus du gouvernement, tous les directeurs des ministères sont remplacés par des directeurs intérimaires, qui étaient dans la place, et en liaison avec Alger certainement. Plus tard, lorsque les émigrés seront rentrés, on procédera au choix définitif. Dans certains cas la passation des pouvoirs se serait effectuée, non seulement sans difficulté, mais avec une certaine élégance.

Croiriez-vous que nous avons mangé du vrai pain blanc ce matin ? (Cela a nécessité pour Michette 2 heures de queue, c'est-à-dire une grosse fatigue mais je n'insiste pas). La mairie a réparti entre tous les boulangers de la commune un stock de farine blanche qui se trouvait chez un fabricant de pâtes alimentaires d'origine italienne (Buitoni) et plus ou moins pro-allemand si on en croit la rumeur publique. Et cela a permis une fournée de pain blanc ! Nous en avions complètement perdu le goût comme l'idée de la couleur.

Et la Résistance a, chez un autre boulanger, saisit un stock de farine que le dit boulanger s'était procuré sans tickets, donc en fraude - et elle l'a obligé à le donner gratuitement sans tickets. Si la Résistance s'attaque maintenant pour de bon aux profiteurs, alors, c'est vraiment une révolution.

J'avais congé aujourd'hui car l'usine ne travaille que 4 jours cette semaine (mardi, mercredi, jeudi, vendredi) et 10 heures chacun de ces jours. Ce matin, vers 10 heures, tout étant parfaitement calme, je suis allé faire un tour en ville. Comme tous les lundi, toutes les boutiques étaient fermées, hormis les boulangeries avec leurs queues d'acheteurs. Beaucoup de groupes causant des évènements. Une ménagère crie à sa voisine « oui, une voiture a annoncé tout à l'heure que le général Leclerc était entré à Paris ». Je me dirige vers la mairie - je croise des groupes d'hommes portant des brassards tricolores : ils sont de plus en plus nombreux à mesure que je me rapproche de la mairie. Les brassards portent FFI, ou bien la croix de Lorraine, ou bien d'autres initiales dont j'ignore le sens. Tout autour de la mairie c'est la foule des grands jours. Les drapeaux sortent et on en installe partout : drapeaux français surtout, quelques anglais ou américains. Une boutique fermée porte, écrit à la craie, « vendu aux boches » et des gendarmes montent la garde pour la protéger vraisemblablement contre les pillards qui sommeillent.

Renseignements pris, c'était l'"installation" de la novelle municipalité, celle de la Résistance. L'évènement se serait déroulé sans incident. Le nouveau maire : Le Troquer parent du Le Troquer du comité d'Alger aurait annoncé à cette occasion que le général Leclère est à Paris. On avait d'abord envisagé une grande manifestation avec défilé. On avait renoncé par la suite, en raison de l'armistice de la veille au soir, afin de ne pas risquer des provocations avec les patrouilles allemandes qui circulent encore armées jusqu'aux dents. Mais beaucoup de personnes n'avaient pas été averties du contre-ordre, et sont venues "étoffer" en quelque sorte par leur nombreuse présence cette "passation des pouvoirs".

11 heures : des affiches invitent à pavoiser pour saluer l'arrivée imminente des armées alliées. Et les drapeaux sortent de tous cotés : je rentre à la maison : Michette se précipite sur les deux draperies tricolores qu'elle a si amoureusement préparées ces derniers jours. L'une large, pend entre les fenêtres au midi ; l'autre, en banderole surmonte le fronton de la porte de la grille. Des voisins félicitent Michette de sa jolie décoration. Nous sommes tout à la joie.

Midi : pas pour longtemps ! un premier coup de téléphone de Marc André nous avertit que les fusillades continuent à Paris : certains îlots sont fortement tenus par les allemands et demeurent inabordables : rue de Rivoli face aux Tuileries et les Tuileries, le Sénat, l'Ecole militaire - (on peut passer place de la Concorde). Aussi Marc André estime impossible que des troupes françaises aient pénétré dans Paris. Peut-être le Général Leclerc y est-il incognito ou avec un petit état - major.

A 14 heures, on nous avertit de retirer les drapeaux, des patrouilles allemandes arriveraient, fortement armées, et tireraient dans les fenêtres pavoisées : dans l'après midi après confrontation des renseignements, on a l'impression que la patrouille était une simple patrouille pour le maintien de l'ordre, plutôt pacifique malgré son attirail menaçant : il n'y a pas eu de coups de feu.

Toujours est-il que tous les pavois ont disparu sans exception.

Dans l'après midi également le bruit de la canonnade du front se fait beaucoup plus distinct et plus fréquent. Puis le soir entre 19h20 et 20h, plusieurs explosions, très violentes, assez régulièrement espacées font vibrer portes et fenêtres. Leur origine étant un peu mystérieuse, on pense tout de suite aux V1, car toute la population parisienne redoute que les allemands, dans leur dépit de quitter Paris, se vengent en le bombardant avec ces fusées.

Le temps est couvert, très pénible par sa lourdeur. Il a plu un peu. Il pleuvra davantage pendant la nuit.

Mardi 22 Août.

La nuit a été calme. Je vais ce matin à l'usine. Celle-ci est fermée jusqu'à nouvel ordre. La mesure est générale : les banques, d'autres entreprises font de même.

Il y a eu du courant électrique une bonne partie de la nuit et ce matin j'ai pu entendre les nouvelles de la radio alliée. Aussi comme elles sont excellentes : la Seine franchie à Mantes et Fontainebleau, les Américains à Angoulême ( ?), les alliés à 120 km de profondeur à partir des côtes de Provence, tout le monde s'aborde et parle de la brûlante actualité. Une grosse ombre au tableau : dés aujourd'hui la ration de pain est réduite à 150 gr à Champigny. Cette réduction est d'autant plus sensible que l'on ne vit plus qu'avec ses réserves (haricots, nouille, farine). Toutefois nous avons eu un peu de viande qu'un voisin, venant du ravitaillement en Seine et Marne, nous a cédée : 350 f le kg.

Les journaux sont parus ! sur une feuille unique chacun l'Humanité, l'Emancipation, le Journal officiel des FFI. Ils recommandent de vivre sur ses réserves !! (Vrai, on ne peut pousser l'ironie plus loin) - donnent des vues de Paris où l'on voit la foule autour d'un tank allemand dont on vide l'essence pour s'emparer du précieux liquide, une scène de sac d'un bureau du RNP. On réclame une augmentation de 40 % des salaires avec une réduction simultanée des prix de revient... Cela laisse bien rêveur : on préférerait 500gr de pain convenable par jour.

Yot téléphone à 14 heures. Il est à son usine qui ne tourne pas, le personnel n'ayant pu venir qu'en partie. Il confirme que la situation reste trouble à Paris - on s'y bat toujours. Des affiches indiquent les deux voies : Nord-Sud et Est-Ouest que devraient emprunter les troupes allemandes en traversant la capitale. Nous souhaitons que cette pagaille prenne fin au plus tôt. Plusieurs personnes sont d'avis que ce sont des éléments troubles (extrémistes assurent-elles) qui continuent une petite guérilla, abattant traîtreusement des soldats allemands de ci, de là. Comme les troupes allemandes, intoxiquées par leur propagande, ne se doutent pas souvent de l'étendue de leur défaite, elles se rebiffent. On rapporte que les soldats allemands se sont regroupés au château d'Ormesson, tout près d'ici. Et ils croient que bientôt vont venir les armes nouvelles qui leur permettront de rejeter les alliés à la mer !!!

Une affiche placardée dans les boulangeries avertit que les tickets-lettres ne valent que 150 gr : ce qui équivaut à une réduction à 150 gr par jour (et même moins) de la ration de pain.

La mesure ne nous étonne pas : la capitale est isolée. Au sud par le front qui s'étend de Nantes à Versailles, Fontainebleau et Melun. Au nord par les troupes allemandes qui paralysent tout trafic de ravitaillement puisqu'elles s'emparent de tout camion, même lorsqu'il est muni de toutes les autorisations officielles allemandes...

Mercredi 23 Août

Quelle nuit nous venons de passer ! Hier, tout l'après midi, le canon du front s'est fait entendre vers le Sud-Est avec une intensité et une cadence croissante. Puis le soir après dîner, des pièces lourdes, allemandes probablement, et non loin d'ici, vers Sucy ou Bonneuil, ont tiré quelques coups : on se demandait ce que cela voulait dire.

Pendant la nuit, après une canonnade lointaine mais nourrie, s'est déclanchée une suite d'explosions impressionnante. Le ciel s'illuminait en rouge pendant quelques secondes, puis environ 1 minute après l'onde de la détonation venait nous frapper : violente, secouant portes, fenêtres, fils électriques. Les enfants étaient inquiets, beaucoup de personnes s'étaient rassemblées dans la rue et devisaient, une femme pleurait. Et ces explosions continuaient. Certains ne pensaient pas que ce fût une pièce de très gros calibre car on n'entendait qu'un seul coup. Toutefois des spécialistes n'étaient pas de cet avis : Ils croyaient à de très grosses pièces tirant très loin des obus avec fusée dont la lumière permet le repérage et, après, la correction du tir. Toujours est-il que de 1h ½ à 4h, ce tir s'est poursuivi à une cadence variable, quelques minutes séparant 2 coups la plupart du temps, mais l'intervalle se réduisant d'autres fois à quelques secondes. Nous avons couché Pierrot dans notre lit pour le tranquilliser.

Ce matin, on dit qu'après des combats acharnés Etampes et Rambouillet sont pris. Alors comment concilier cette prise de Rambouillet avec la situation, vieille de plusieurs jours, des troupes alliées dans les bois de Meudon à 6 km de Paris ?

Tout à l'heure j'ai regardé sur la carte la position probable des fortes explosions de cette nuit. Elle se situe entre Brie-Comte-Robert et Melun. (ajouté :) Il m'a été confirmé, quelques jours après que c'étaient des dépôts de munition, à cet endroit là exactement : Réault, que les allemands avaient fait sauter.

11 heures : nouvelles émotions, les fusillades reprennent à proximité immédiate. Des personnes passent disant que c'était à la place St Masme (Boulevard de Champigny). On fait rentrer les enfants on ferme les volets du bas et la porte de la grille avec une clé. La résistance se battrait avec les soldats allemands.

J'oubliais de vous dire notre émotion hier matin en écoutant à la radio l'annonce de la libération de Tarbes ! On nous disait que la milice s'était rendue, que la polie était passée à la dissidence et que les troupes allemandes avaient été faites prisonnières. Puissiez vous ne pas avoir eu trop d'émotions, vous en être tiré indemne et connaître maintenant une période de repos, relatif s'entend, mais de repos tout de même.

L'après midi se déroule ici dans un calme relatif : pas de coup de feu, mais le roulement de la canonnade, assez fort parfois pour faire battre les portes et fenêtres. Marc André estime que les explosions de la nuit dernière qui ont intrigué si fort la population, étaient des dépôts de munitions que les allemands devaient faire sauter avant de s'en aller. Cela ne s'est plus reproduit.

21h On dit que le couvre feu est ramené de 21h à 18h comme sanction de l'échauffourée de ce matin. De celle-ci nous avons entendu des versions bien différentes. La plus probable émane d'un témoin oculaire d'un certain âge. Des voitures allemandes passent Bd de Champigny. L'une a une panne et s'arrête, ainsi qu'une autre. Les allemands descendent et farfouillent dans leur moteur. Les FFI alertés (des gamins de 16 ans) accourent, ouvrent le feu, l'officier allemand est blessé, mais un jeune homme FFI est tué et un autre, blessé, aurait succombé plus tard. Les allemands achèvent leur réparation, repartent, un homme de chaque coté de la portière, tirant sur quiconque (civil, femme, ou autre) qui se trouve dans la rue au voisinage immédiat de l'échauffourée.

Ah ! La Commission d'épuration est instituée ! Les affiches, annoncées par haut parleur, indiquent la marche à suivre pour poursuivre les mauvais français. Comme beaucoup, je redoutais que cette commission ne fût qu'un paravent masquant l'assouvissement de jalousies ou de rancunes personnelles. Nous en avons des exemples si récents ! Sans même aller chercher 1789. Si les garanties indiquées dans l'affiche sont observées, il n'y aura qu'à applaudir. L'accusateur devra prendre la responsabilité de son accusation. Mais alors il faudra que l'accusateur soit honnête, car les modalité d'application des lois n'ont qu'une valeur bien secondaire : ce qui prime, c'est la loyauté de celui qui applique la loi.

A titre d'exemple, je lis dans le livre "Dictionnaire des antiquités Romaines" de Laxedan que la délation était devenue sous l'empire une véritable entreprise, honteuse et fructueuse. La condamnation qui était d'ordinaire la peine capitale, entraînait une confiscation des biens du condamné dont le délateur avait sa part. Bien entendu, on n'attaquait plus seulement les fripons, mais les honnêtes gens, grâce à une loi dite de Majesté.

Jeudi 24 Août

Lucy Algarrron nous demande de nos nouvelles par téléphone. On lui avait dit que nous étions dans la bagarre. Je la rassure : la bataille doit bien se dérouler à au moins une dizaine de km d'ici...

Répondant à l'appel affiché hier, invitant le peuple de Paris à s'insurger pour chasser lui-même l'envahisseur avant l'arrivée des troupes alliées, le dit peuple a dressé des barricades à divers coins de rue. Philippe est bloqué et ne peut se déplacer. La banlieue a imité Paris. Hier soir, Champigny a barré les principales voies avec des moyens de fortune. Par contre St Maur reste calme et je n'y ai rien remarqué d'anormal. Ces barricades ont un effet imprévu : des maraîchers qui fournissent habituellement une commune voisine n'ont pu s'y rendre, le pont étant barré. Ils sont venus vendre leur marchandise sur notre marché, ce qui a rendu à Michette un service inestimable. Elle est revenue avec un sac bien garni : 2 choux, des carottes, des bettes ! Voyez vous ça ?

La nuit a été autrement meilleure que la précédente : on a dormi en paix : on croirait presque à une plaisanterie de ma part lorsque j'écris cela. Car dés 9 heures, un orage très violent avec une furie de tonnerre et d'éclairs a commencé la nuit. Mais le tonnerre des hommes s'était assoupi, et l'on a dormi.

Si les renseignements concernant Paris et l'arrivée qu'y doit faire le général Leclerc sont assez contradictoire et donc d'un intérêt douteux, par la nouvelle de l'armistice accepté par la Roumanie m'apparaît d'une importance capitale. Voici ouverte maintenant la route de la Hongrie et de l'Autriche. Hitler privé du pétrole naturel comprendra-t-il qu'il doit céder au plus tôt ? Ce n'est pas sur : « quo vult perdere ... (approximatif) » Mais il semble très raisonnable de supposer que la guerre sera finie avant l'hiver.

Je reprends mon récit avec un peu de retard : c'est que nous venons de vivre les heures les plus dramatiques de ces derniers mois. Notre situation dans la boucle de la Marne, un peu à l'écart des grandes artères de pénétration, nous a tenus en dehors des batailles ; mais nous n'en avions pas moins le cœur battant en entendant le bruit du canon et des fusillades. Marc André et Yot, qui, eux, pouvaient nous appeler au téléphone alors que nous ne le pouvions pas, nous tenaient régulièrement au courant des évènements saillants et leurs conversations périodiques auront grandement contribué à diminuer l'isolement moral dans lequel nous étions plongés.

Dans la journée, le canon, bien moins violent à l'est, se faisait entendre à nouveau au sud, puis au sud-ouest. Le matin on disait que le général Leclerc était à Arpajon avec 300 chars et 30 000 hommes. Puis on l'annonçait à Ste Geneviève des bois, à Orly, à Choisy le Roi. En même temps le bruit du canon remontait progressivement vers l'ouest puis le nord-ouest. On annonçait que le pont de Créteil était barré et que des FFI s'opposaient aux boches qui voulaient y passer. A la tombée de la nuit, la canonnade paraissait venir de la direction de Montrouge.

Pendant ce temps on se battait, et très sérieusement en divers points de Paris : Hôtel de Ville, Quartier Latin, République, Invalides ou Ecole Militaire etc....

Enfin à 11 heures du soir, coup de téléphone de Marc André : « les chars français sont arrivés à Paris, le général Leclerc est à l'Hôtel de Ville, les cloches sonnent à toute volée...

Ai-je besoin de décrire notre joie, l'émotion de Michette, qui, malgré le couvre-feu n'a pu attendre pour porter la bonne nouvelle aux voisins !

Lorsqu'on est arrivé à ce tournant de la page et qu'on revient en arrière sur tous les sentiments éprouvés en ces quelques derniers jours, on reste écrasé devant leur variété, leur nombre, leurs revirements : il faudrait un volume au moins pour les analyser, et tout le talent de Michette. Une femme serait du reste plus indiquée qu'un homme pour cet ouvrage : sa sensibilité lui fait percevoir les impondérables avec une extrême acuité, tandis que chez l'homme, l'effort constant pour soumettre les impressions au raisonnement, à la logique, ( à la "logique masculine" dirait une femme) atténue la fraîcheur et l'ampleur de certains sentiments spontanés.

Ce qui a évidemment dominé pendant ces derniers temps, c'est un fond solide d'espérance. Le doute était impossible : l'Allemagne serait battue, la France serait libérée de l'oppresseur germanique. Mais c'est dans le détail quotidien que s'ajoutaient à ce fond, se superposaient à lui, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, les déductions tirées des événements militaires ou diplomatiques. Anxiété d'une longue durée de notre calvaire après les échecs autour de Caen, devant la cruauté des bombardements alliés. Crainte d'une razzia et de représailles généralisée lorsque le Boche se sentira perdu. Puis espoir sans borne avec la percée d'Avranches, la prise de Rennes, de St Brieuc, Nantes, Le Mans. Nouvel étonnement devant le piétinement entre Le Mans et Chartres. Et, par la dessus, les alertes, la menace des bombardements, la misère quotidienne : le gaz qui diminue de plus en plus puis disparaît complètement, le pain pour lequel il faut se battre, les marchés désertés par les vendeurs, etc.... Enfin le clou : on va peut-être se battre ici même : il y a des allemands à Champigny, Chennevières, Ormesson, qui ne semblent pas décidés du tout à partir. Pour vous donner une idée de la prudence de Michette, sachez qu'elle avait préparé pour cette nuit un panier avec quelques denrées et moi-même j'avais fly-toxé (avec le reste de fly-tox) la tranchée, repère d'élection des moustiques ! Et cela n'était pas d'une extrême sagesse puisque nous devions apprendre plus tard qu'on s'était battu en banlieue si sévèrement que certains quartiers (Choisy, Bourg la Reine, Clamart paraît-il) ont été la proie des flammes, et cela, cette nuit même.

La joie de l'arrivée des alliés à Paris a été complétée par toutes les manifestations dont la radio s'est fait l'écho. En effet, on avait rétabli le courant électrique pour la nuit, de sorte que jusqu'à minuit nous avons écouté les ondes anglo-américaines nous donnant force détails sur l'enthousiasme qui s'était déchaîné dans les villes les plus diverses du monde entier en apprenant la libération de Paris « symbole incomparable de la civilisation » pour employer une expression de Eden. C'était à New York, à Mexico, à Rio, à Varsovie même au milieu de la bataille, que les représentants les plus qualifiés saluaient la France entière en exaltant sa capitale. Le français est assez enclin à la fausse modestie ou plutôt à une modestie mal placée. Il connaît ses défauts, il les détaille avec complaisance. Mais pour juger sainement par rapport aux autres pays, il faut faire la balance du bien et du mal. Alors, impartialement on peut être fier de cet honneur que la Providence nous a fait : naître Français ! Car c'est tout de même dans notre pays que se sont le mieux conciliés ces vertus qui s'accordent si mal ensemble - l'amour de la liberté, de la justice, de l'humanité elle-même - le courage malgré les défaillances bien humaines le sentiment artistique. Et tout cela tempéré par un bon sens, une mesure, un goût normal des bonnes et belles choses. Oui, la France est un pays admirable. Et lorsqu'on sent qu'elle a failli mourir, et qu'elle va pouvoir revenir à la vie, comment ne serait-on pas exalté, comment ne crierait-on pas sa joie, sa reconnaissance à la Providence, autant pour la Providence que pour l'humanité entière - pour soi-même certes, mais aussi pour nos frères de tout l'univers qui sont solidaires de nous, qu'ils le veuillent ou non.

Vendredi 25 Août.

On parle souvent du "Soleil d'Austerlitz". Je me rappellerai longtemps de celui du 25 Août 1944, jour de la Saint Louis, roi de France, où Paris a accueilli comme seul il sait le faire, les premiers américains et les premières troupes françaises arrivant à Paris : un soleil radieux dans un ciel d'une luminosité que l'orage de la veille avait rendu incomparable. C'était très bien ainsi pour tout, y compris les drapeaux, les banderoles et toutes les décorations qui, dés le matin ont refleuri de tous côtés.

Tout n'était pas fini cependant : un peu partout on signalait des îlots de résistance. Ceux-ci devaient durer encore longtemps avant d'être totalement réduits : les allemands sont puissamment armés et tiennent en respect les pauvres FFI dont les balles de revolver, tirées de trop loin, sont totalement inoffensives. Il faudra liquider les repères un à un et cela demandera du temps, avec des hauts et des bas. Ainsi ce matin, après une longue période de silence absolu, les fusillades ont repris, des coups de canon (de tanks sans doute) au loin, des explosions provoquées par les allemands qui, dans notre banlieue même (à Nogent) font sauter ponts, moulins, etc. ... Ce soir, au Nord, très loin, un énorme nuage de fumée blanche montait au ciel dénotant, par son immensité, toute l'étendue des ravages causés par ces destructeurs nés.

Ah ! Nous avons eu pour la première fois des journaux ! L'Aube est reparue, et c'est notre Bidault, notre cher Bidault qui est président du CNR ! Bravo ! Au moins en voici un qui est resté fidèle à la ligne que lui traçait sa conscience. Comme ils furent peu nombreux ceux qui, comme lui, eurent le courage de dénoncer l'Hitlérisme et de proclamer danger mortel pour notre patrie. La lâcheté du pacte de Munich où l'on jetait en pâture au Moloch la proie toute fumante de la Bohème, en quels termes pathétiques il l'avait stigmatisée ! Oui, c'est une satisfaction bien réconfortante que de rencontrer des français qui placent la morale universelle au dessus des intérêts immédiats de leur patrie - qui, faisant cela, défendent en réalité ses intérêts permanents et, en même temps ceux de la civilisation humaine. Puis qui, lorsqu'est venue l'heure de la souffrance et de l'action n'hésitent pas à affronter le danger et luttent pour leurs idées.

Je n'avais pu vous annoncer jusqu'ici, (en raison de danger que cela aurait représenté) la mort du cousin de Michette, Pierre Brossolette. Ancien normalien, ancien député SFIO, F.M. Mais sincèrement français, officier d'infanterie pendant la guerre, il avait été sollicité après la défaite pour reprendre la plume dans un journal socialiste à la solde de l'Allemagne -(il était avant la guerre co-rédacteur en chef du Populaire avec Léon Blum)- Ayant refusé, il sentit venir les persécutions, prit un commerce de librairie, puis, averti à temps, gagna l'étranger avant que la gestapo ne le mit en prison. De Londres il revint en France pour des missions spéciales, fut arrêté par les allemands puis fusillé après une tentative d'évasion. Ce qui prouve que, pour les grandes choses, les français de toutes opinions peuvent se retrouver unis, pourvu qu'ils soient honnêtes.

Samedi 26 Août 1944

Nous avons appris hier soir par la radio que de Gaulle était à Paris- qu'il irait aujourd'hui à l'Arc de triomphe. Quel événement ! Tout Paris s'y rassemblera.

Yot téléphone à midi : la reddition allemande d'hier soir a produit son effet : tout est rentré à peu près dans l'ordre dans sa région. Il reste encore quelques "salopards" : francs-tireurs allemands isolés, habillés en civil, qui des maisons ou des toits déchargent leurs armes au moment le plus inattendu - on les réduit progressivement. A Asnières leur influence doit être négligeable car Yot n'entend aucun coup de feu depuis ce matin.

Il n'en va pas de même ici : réveil avec une bonne fusillade - puis du canon par intermittence. Le bruit court que les allemands auraient repris la mairie de Champigny hier soir qu'on ne peut les en chasser car ils sont fortement armés. On aurait demandé des tanks pour les "réduire".

On se battrait au pont de Joinville pour empêcher les allemands de le faire sauter : il y aurait eu de nombreux tués et blessés FFI cette nuit et un médecin du voisinage aurait participer hier à 25 opérations. Ce médecin ne tarissait pas d'éloges admiratifs sur le courage et l'abnégation de ces FFI qui, très mal armés, affrontent le danger sans hésitation et obtiennent un résultat tangible indiscutable : la protection du pont. Ce pont est une très grande voie de passage, à très haut débit, et son maintien en bon état est évidemment du plus haut intérêt pour les opérations ultérieures. On en a une mesure par le nombre des camions allemands qui l'ont franchi lors de l'exode de la semaine dernière.

On entend aussi le canon dans la direction d'Ormesson de Boissy St Léger (vous voyez que ce n'est pas loin). Des ambulances on suivi tout à l'heure l'Avenue du Bac dans cette direction. Le bruit court que des chars américains vont revenir à Paris par cette avenue, une fois le combat terminé. Aussi est-ce un concours de toute une partie de la population dans cette artère, dans l'attente du passage des alliés.

16- heures Boum ! un coup de canon, pas loin ! J'entends le sifflement de l'obus qui passe presque au dessus de nous et éclate vers Villiers. Allons ça recommence !

Ces combats parisiens auront été un spectacle extraordinaire : La lutte sévère, sanglante, en plein Paris, et cela, au beau milieu des badauds à la curiosité intarissable qui suivent pas à pas les péripéties. L'enthousiasme des foules pour les combattants. Enthousiasme et aussi, hélas, mendicité ! Quels arrivages de cigarettes il aurait fallu pour satisfaire les demandes du populo !

A coté de très belles choses, quelques ombres : le pillage sévit avec une telle intensité que les journaux sont obligés de publier des arrêtés très sévères du nouveau gouvernement contre les pillards ... de l'" humain en un mot".

Et c'est de l'humain pas très beau du tout que ce tract trouvé ce matin dans la boîte aux lettres. Il émane du « Comité de libération de St Maur » c'est-à-dire de la nouvelle municipalité. Je le joins à ma lettre. Vous jugerez. On se rend compte qu'il doit y avoir dans la nouvelle mairie des gens dont l'âme n'est pas très nette puisqu'ils en sont réduits à des insultes et des calomnies sur l'adversaire politique. Celui-ci n'est pas blanc. Alors, pourquoi le charger, en plus, de ce qui n'est pas son fait ?

Il faut toujours un peu de recul pour juger avec exactitude. Maintenant que le plus gros est fait pour dégager notre région, on s'accorde à reconnaître que l'affaire n'a pas été mal montée du tout par les alliés. Certes, on déplore de terribles bombardements par avions : on aurait préféré que les américains eussent adopté une méthode de tir plus précise, ce qui aurait bien réduit le nombre des victimes. Mais la mise au point de cette méthode, en retardant l'entrée en action des américains aurait peut-être entraîné l'échec de l'entreprise. Celle-ci était formidable. Une incertitude pesait sur la valeur combative des troupes américaines. Or les Alliés ont : 1° réussi pleinement leur débarquement, 2° conquis Cherbourg le 19ème jour qui suivait, 3° libéré en la préservant de la destruction une grande partie de la France, y compris le bassin Parisien (soit le 1/8ème de la population française à lui seul). Et il est juste de dire que les destructions sont dues à ce que le boche a porté la guerre chez nous. Il s'est servi de notre pays comme paravent. Exactement comme il vient de le faire à Paris, où, pour permettre à leurs tanks ou camions de quitter la capitale sans être harcelés, ils les recouvrent littéralement de civils français (qui seraient ainsi les premières victimes en cas d'attaque). Toujours le même !

Dans le Figaro d'aujourd'hui, lu un bon article de Duhamel qui stigmatise avec talent ceux qui pendant 4 ans n'ont cessé de dire aux français : « c'est bien fait, c'est de votre faute, vous n'avez que ce que vous méritez » et n'on pas eu une parole de réconfort et d'encouragement pour soutenir ceux qui souffraient de ce martyre savamment dosé par le boche pour faire disparaître notre pays du globe.

La conduite de certains pendant les dernières années permet de mesurer leur force d'âmes. Il est des directeurs qui, au lendemain de la défaite, lorsque l'horizon paraissait sans espoir, que l'Angleterre elle même songeait à l'éventualité d'une domination définitive de l'Allemagne sur l'Europe n'ont pas abdiqué leur conscience. Les circonstances les ont obligés à travailler pour le boche, tout comme travaillèrent les paysans et vignerons. Mais ils ne se courbèrent pas pour cela devant le mensonge et l'hypocrisie allemande. Ils avaient une conscience puisque le mensonge et le crime restaient un mensonge et un crime à leurs yeux, même si ils étaient commis par le plus fort.

Hélas, il en est d'autres, et non des moindres qui, flattés par quelque faveur ou quelque bonne parole (mais en général, rien qu'une bonne parole) n'ont pas eu cette fierté. Ils ont fermé les yeux sur le crime ou, s'ils n'ont pas fermé les yeux, ils ont tu si soigneusement et si intensément exalté les bons côtés du teuton qu'en définitive ce dernier est apparu innocent comme l'agneau. Ce qui ne les a nullement empêchés de faire un demi tour complet ces derniers temps. Les jugera-t-on ? Qui sait, peut-être que oui, puisque je vois qu'on a eu l'audacieux courage d'arrêter Sacha Guitry l'éhonté flagorneur du boche. A quand le tour de certains autres et de leur clique ?

20 heures 30 Qui aurait cru que nous aurions presque le baptême du feu. Je dis presque car c'est tombé à quelques centaines de mètres de chez nous et non dans notre voisinage immédiat. Yot me téléphonait vers 18h pour m'annoncer la nouvelle sensationnelle : l'attentat manqué contre de Gaulle - les bagarres en quelques rares endroits (peut être en un seul car les détails manquent) lors du passage de de Gaulle, quand « boum ! » je sursaute, un obus explose pas loin, Madeleine se précipite à la fenêtre. On se demande d'où il vient ; il semble que ce soit de Champigny ou de Sucy. Un moment se passe, puis un deuxième, puis un troisième qui n'éclate pas, puis un quatrième ! Si ça s'était rapproché, ou si la fréquence s'était accrue nous serions allés dans la tranchée... Tout à l'heure une balle perdue est venue heurter soit la maison, soit le pilier...

Eh bien, nous les avons vus, nous aussi, les américains ! Et ce qui est plus fort c'est qu'ils sont venus nous voir à domicile. Un de nos voisins, placier en vins, s'est révélé à l'heure H membre du FFI. Il a une Citroën qu'il a remise en marche et, comme il serait gradé FFI cela permet des liaisons rapide - or, ce soir vers 20 heures, coup de klaxons, bruit, bravos, deux voitures arrivent pilotées par des FFI, bourrées de monde, et -parmi- 2 soldats américains. Elles s'arrêtent, tout le monde descend. De notre fenêtre on se demande ce qui arrive - Michette et les enfants vont voir (pendant que je me tortille avec une bonne crise de sciatique). C'étaient 2 soldats américains parmi ceux qui sont de passage dans la région (et dont l'un peut-être serait vaguement connu par un lavarennois) à qui les FFI voulaient souhaiter la bienvenue. Tout le monde sortait des pavillons, les embrassait, leur disait un mot aimable. L'un un grand diable interminable blond, tondu, des lunettes, un visage enfantin, 22 ans. Il a fallu que Pierrot l'embrasse. Et lorsqu'on a trinqué (oui le placier avait eu la bonne idée de garder du Porto pour cette mémorable circonstance) ce brave garçon c'est retourné et a cherché le « little boy » pour choquer son verre avec Pierrot. Cela n'a duré que quelques minutes car il a fallu repartir....

La journée s'est terminée plus dramatiquement hélas ! Les avions allemands sont venus bombarder Paris et sa banlieue immédiate vers 23h30. Nous avons été réveillé par des bombardiers qui passaient très bas faisant moins de bruit que les bombardiers américains ou anglais. Puis des fusées ont illuminé le ciel à l'Est et à l'Ouest pas très loin de chez nous - 4 coups de DCA et c'est tout. Nous n'entendions presque rien en tant que bombardement, mais de grandes lueurs sont montées vers le ciel. C'était des incendies du côté de Paris. Lorsque les passages d'avions ont été finis nous nous sommes recouchés. Plus tard un autre bombardement eu lieu assez loin. Ni dans un cas ni dans l'autre ont n'avait sonné l'alerte à La Varenne. Point de chute le plus proche de chez nous Alfortville.

Il y aurait eu surtout des bombes incendiaires. Beaucoup de camions et de tanks américains s'étaient arrêtés à Paris. Rien d'étonnant à cela car Paris est le plus gros nœud de communication de la France, et il est bien évident qu'il va être utilisé à un rythme accéléré dans les jours qui viennent. La tante de Michette signalait que les troupes américaines qui arrivaient semblaient exténuées : les soldats se couchaient pour dormir n'importe où ils se trouvaient.

Dimanche 27, Lundi 28, Mardi 29 août 1944.

Les journées dramatiques sont révolues. Maintenant nous allons vers la vie normale. Il ne faudrait pas dire que tout soit rentré dans l'ordre, bien au contraire ! Mais le bruit de la canonnade va s'atténuant : la matinée d'hier matin a même été parfaitement calme- les barricades disparaissent progressivement. Le ravitaillement n'est pas plus brillant, mais on attend avec bonne humeur l'amélioration pour dans une quinzaine.

Ces journées-ci je pourrais presque les appeler, les journées de l'information et des retrouvailles. Ce n'étaient que coups de téléphone pour savoir comment un parent ou un ami avait vécu ces jours tragiques. Yot et Marc André continuaient à nous donner des détails sur la vie dans leurs régions respectives. Nos voisins faisaient aussi appel à notre obligeance pour les leurs.

Le défilé de de Gaulle aux Champs Elysées a soulevé un enthousiasme considérable et il s'est déroulé sans incident jusqu'à la concorde. Les coups de feu aux Champs Elysées n'ont éclaté qu'après : des amis ont passé ½ heure couchés sous des camions avec leurs enfants pour se mettre à l'abri de la fusillade. Les rues ou avenues avoisinantes servaient de stationnement pour des chars ou des camions alliés : c'est auprès d'eux que beaucoup de personnes, dont nos amis ont cherchés refuge en ces moments critiques.
Depuis Dimanche soir les allemands ont évacués le fort de Champigny et notre région est calme. Cela a été plus agité dans le nord de Paris ou des batteries d'artillerie se sont installées dans le XVIIIème pour canonner les allemands résistant à Montmorency. Depuis mardi Montmorency St Denis et le Bourget sont nettoyés. C'est la division Leclerc qui s'est chargé de ce travail. Des collègues de l'usine ont rencontré d'anciens camarades parmi les officiers de cette division. Ils ont été enthousiasmés par l'ardeur de cette dernière. Ils ont recueillis des indications intéressantes, sur l'Angleterre : Celle ci fait un effort énorme pour la guerre. On peut dire que toute la nation sans exception participe à la lutte avec un cran admirable, chacun dans sa sphère, depuis le garçonnet qui chauffe la locomotive jusqu'à la dame qui tourne ses obus. Malgré les V1 dont les effets sont sérieux, Londres conserve sa tenue et son activité. Et il est de règle de témoigner son courage en continuant sans broncher son ouvrage ou sa conversation quand un V1 tombe à proximité (les français auraient été admirablement accueillis en Angleterre)

Nous avons fait un petit tour pour juger de l'état des maisons et des ponts dans notre entourage. A St Maur Joinville et Champigny les dégâts sont à proprement parler insignifiants. Quelques éclats d'obus une boutique démolie à Joinville, deux wagons précipités d'un pont sur une route passant au dessous pour barrer cette dernière voilà ce que nous avons pu noter. IL y a eu douze FFI tués lors du combat pour le pont de Joinville. Il semble bien que la Gestapo avait donné l'ordre aux troupes allemandes de résister jusqu'au bout et de faire le plus possible de destructions : ainsi, après la reddition de Paris, des officiers d'état-major allemands se rendant aux points de résistance pour leur donner l'ordre de cesser le feu ont été abattus par les soldats allemands qui ont continué la lutte. Tout à côté, dans 2 communes limitrophes, à Nogent et au Perreux, les allemands ont pris des quantités d'otages qui ont vraisemblablement été assassinés par la suite : on a déjà retrouvé quelques cadavres sur la route....

Le champ de course de Vincennes est maintenant occupé par la DCA américaine. Un peu partout ont été creusés des niches où gîtent, soit des mitrailleuses, voir des canons, petits ou moyens, soit des appareils de repérage.

Dans la nuit de lundi à mardi nous avons été réveillé par une nouvelle alerte : les bombardiers allemands passaient tout près. Ils sont allés dans la direction de Melun où l'on a vu le ciel s'embraser. Des personnes nous ont assuré que c'était Melun qui avait été attaqué et qu'il y avait eu de gros dégâts.

Le Parti Communiste reprend son activité coutumière. Les murs se couvrent de 2 de ses affiches, diatribes haineuses interminables et filandreuses contre les nouveaux préfets. C'est sa manière de comprendre l'Union des français...

Mercredi 30 Août 1944

Cette journée marquera probablement le terme de ce petit journal. Ce matin le travail a repris à l'usine. Travail bien réduit car nous n'avons ni courant électrique ni charbon, et je pense qu'il se passera bien des semaines avant que cela tourne même au ralenti. Les délégués de la CGT se sont déjà présentés à la direction et on exigé la reprise du travail sur un mode comminatoire. Le bruit court qu'ils auraient accompagné cette exigence de menaces... Comme je n'y étais pas je ne peux pas vous en garantir l'exactitude. Mais ce qui est vrai c'est qu'aujourd'hui des réunions ont été organisées à l'intérieur de l'usine par les délégués de la CGT.

J'ai oublié de vous dire que nous avions eu des nouvelles fraîches de Geneviève et d'Odette. Tout va bien à Blancafort. Lundi, un ami de la famille Vial a quitté Blancafort à bicyclette et a gagné Gien. Puis de Gien, qui est occupé par les américains, une camionnette l'a conduit sans encombre à Paris. La vie continue, calme, à Blancafort. Il y a encore des allemands dans la région, mais par petits paquets, et on ne pense pas qu'il puisse s'y dérouler d'opérations importantes, les américains occupant l'autre rive de la Loire. Tout le monde se portait bien ; comme il faisait très chaud, les enfants se baignaient dans la petite rivière, ce qui était une joie sans pareille. Les nouvelles étaient rare succinctes, on savait que Paris était libéré mais on ignorait que des batailles s'étaient livrées dans certains quartiers. De sorte que l'on était rassuré sur notre sort sans être passé par l'anxiété bien compréhensible sur les luttes qui ont précédé la délivrance. Aussi, sur cette question, nous croyons avoir agi au mieux. On ne pouvait nous prendre que deux enfants. Ces deux là auront repris des forces au grand air, et cela aura allégé d'autant la charge de Michette pendant cette période si pénible.

Voici l'adresse des enfants :

Chez Madame Vial - près de la gare - Blancafort- Cher

Dès que les communications ferroviaires seront rétablies nous irons les chercher pour les ramener au bercail.

Jeudi 31 Août

Cette fois ci, c'est l'automne pour de bon. Pendant deux nuits de suite il a plu. Il fait frais, presque froid par contraste avec les brûlantes journées qui ont précédé.

On s'interroge sur le gaz, le charbon, l'électricité. Quand y aura-t-il du gaz à nouveau ? Comment nous chaufferons nous cet hiver ? Le ravitaillement promis va-t-il bientôt arriver ? etc. ...

En attendant les trains ni le métro ne marchent. Seules quelques lignes d'autobus extra muros ont été remises en service. Il n'y a toujours pas de courant électrique. Aussi la reprise du travail dans les usines est-elle purement symbolique. Certes, en principe, on emploie le personnel à des travaux très divers : balayer, rangements, nettoyage de carreaux etc.... Mais, détournés de leurs travaux habituels, les ouvriers sont désorientés : ils parlent (et il faut avouer que les événements de ces derniers jours donnent matière à conversation !), parlent, parlent... Là dessus se greffe l'agitation dite syndicale : Aujourd'hui, élection de délégués ouvriers, donc réunions préalables, votes etc...... De sorte qu'il n'y a aucune production effective et que cette situation subsistera encore un certain temps.

On laisse espérer qu'un service très réduit de métro fonctionnerait la semaine prochaine...

Ce matin Pierrot s'est réveillé avec de la fièvre, des douleurs à l'estomac, des vomissements incoercibles - Michette a diagnostiqué une petite crise de foie. Cela n'a rien d'étonnant avec notre régime alimentaire actuel. Les farineux y prédominent (par force) et notre pauvre bonhomme doit en souffrir. C'est inouï ce que le beurre et le lait manquent à son organisme.

Quels sauvages que ces boches, qui, sous un masque hypocrite de rationnement, auront tenté d'anéantir toute une race d'enfants citadins (et d'adultes aussi : vous en savez quelque chose) en les privant diaboliquement de l'indispensable. Comme ils sont bien de la même race que ceux qui ont torturé tant et tant de malheureux français dont on découvre, maintenant, les restes atrocement mutilés ! Et ces barbares ont l'impudence de parler de « culture !» Ils sont encore tellement arriérés qu'ils ne saisissent pas que la civilisation résiste dans la délicatesse et la générosité des sentiments avant tout - et pas seulement dans la correction du costume ou de l'attitude extérieure. Je sais bien que souvent la civilisation s'accompagne d'un peu de mollesse. Ce défaut ne doit pas faire excuser la sauvagerie teutonne. De tous côtés maintenant arrivent des détails sur les actes inouïs de sauvagerie dont ils ont marqué leur départ.

Cela semble être le grand départ ! Aujourd'hui, les communiqués signalent l'occupation de Beauvais, Reims, Vitry le François... Et hier après midi, des troupes américaines motorisées ont défilé à travers Nogent (commune limitrophe de Champigny) avec Nancy comme point de direction ! pendant 3 heures.

Cependant la libération de la France, celle aussi de la Belgique et de la Hollande, ne marquera pas forcément la fin de la guerre. Ce qui nous fait penser cela, c'est que d'une part, les journaux signalent que les Etats Unis et l'Angleterre vont étudier comment utiliser les ressources de l'industrie française pour leur programme de fabrications de guerre - et d'autre part je crois savoir que notre société a été consultée par l'Etat Major Anglais pour une fourniture considérable dont la livraison ne peut pas être immédiate. Alors ?

Je me renseignerai demain à la Poste pour savoir si je peux vous expédier, recommandée, cette lettre ci (car les journaux disent que la poste n'accepte que les envois pour la région parisienne). Si elle ne vous arrive pas trop tard, ma lettre vous dira combien nous pensons à vous tous. Vous seriez aimables de la communiquer à Jean. Comme il y a longtemps que nous sommes sans nouvelles les uns des autres ! Nous voudrions bien que vous soyez tous en bonne santé, à peu près ravitaillés, au milieu d'une population redevenue calme, maintenant qu'elle aussi est délivrée du boche.

Mardi 5 Septembre

La poste ne fonctionne toujours pas hormis pour Paris et la Seine. Comment en serait-il autrement puisqu'il n'y a toujours pas de trains ? On annonce qu'à partir d'aujourd'hui on va tenter de reprendre certains trafics spéciaux (mandats pour retraités et personnes dans une situation analogue) Comme certains accès sont impossibles pour le moment (puisque le Nord et le Sud de la France sont coupés par l'armée allemande du centre) on dit aussi qu'on envisage des transports par avion ! Pauvre France, quels avions pourrait-elle employer ? Et où donc trouverait-elle l'essence nécessaire puisqu'elle n'en a même pas pour ses camions de ravitaillement !

L'un de mes collègues, ingénieur à la société, était en vacances dans une toute petite ville au sud de Beauvais lorsque s'est produite la libération de Paris. Il était donc isolé de la capitale par les troupes allemandes qui tenaient un front d'une certaine étendue au voisinage immédiat de Paris puisqu'elles occupaient Montmorency, le Bourget et autres villes de même latitude. Or dans cette petite ville : un bourg plutôt en pleine campagne, les boches se sont livrés là à des atrocités, et cela sans motif sérieux, et même sans motif du tout. Un tout petit groupe de soldats allemands parlementaient avec un gendarme français afin d'être fait prisonniers, (ce qui prouve que cela du moins devaient en avoir assez de la guerre) lorsque survint un détachement SS. La conversation avait pris fin ! Le gendarme était abattu pendant que les SS se répandaient dans le village, mitraillant tout ce qui leur tombait sous la main, enfermant dans la mairie les hommes qu'ils dénichaient. La plupart purent s'enfuir par une fenêtre ; ceux qui restèrent furent abattus par les SS et rendus méconnaissables, tellement il leur fut tiré de balles dans la tête. Puis installés dans la mairie les boches y restèrent quelque temps mitraillant tout ce qui se montrait à leur vue.. Ainsi le boche ne change pas et c'est là le triste.

En 1814-1870-1914 ou 1944, il se conduit toujours de la même façon. Ce qui est à craindre c'est que, chez lui, on ne fasse pas subir, par punition, des traitements identiques à ceux qui l'illustrèrent à Oradour. Cette absence de punition est très dangereuse pour la paix avenir, car elle renforcera chez la nation boche ce sentiment qu'elle est vraiment la nation élue de Dieu et qu'elle peut tout se permettre, et que quelle que soit l'étendue de ses crimes, aucun châtiment ne lui sera jamais appliqué. Alors, pourquoi se gêner ?

Pour en revenir à mon collègue, son pays une fois libéré il n'a pu réintégrer Paris tout de suite. On ne peut circuler qu'à pied et à bicyclette. Or, dans les bois, dans les champs, un peu partout, ils restent des allemands qui guettent. Ils abattent le voyageur, s'emparent de sa bicyclette et de son costume civil et se sauvent...

Ainsi non loin de chez nous, dans les bois d'Ozoir, il y a encore des allemands, mon collègue a pris le parti le plus sage. Avec plusieurs personnes dans le même cas, ils ont constitué une petite caravane, et c'est de concert qu'ils ont gagné la capitale. Il n'y a eu aucun incident à signaler.

Nous venons de vivre des journées continuellement marquées par des nouvelles sensationnelles : l'avance foudroyante des anglo-américains. Aujourd'hui, une grande partie de la Belgique est libérée, et les alliés on même pénétré en Hollande et en Allemagne ! On croit rêver en regardant la carte. Oh ! on s'illusionne pas pour cela ; on sait qu'il reste encore beaucoup de troupes ennemies encerclées un peu partout (comme dans le Massif Central, ou à l'Ouest) et qu'il faudra réduire, morceau par morceau. Mais la valeur stratégique de ses résidus est pratiquement nulle, et ce n'est pas eux qui influeront sur le cours des événements à venir. Et la Roumanie, la Bulgarie !, la Finlande qui dépose les armes ! Maintenant, je crois raisonnable de penser que nous ne passerons pas le prochain hiver avec la guerre.

Du point de vue domestique, nous avons appris hier soir une bonne nouvelle : il va nous revenir un peu de gaz à partir de jeudi soir : 1 heure chaque soir ! Ce n'est pas beaucoup, mais cela nous réconforte car Michette voyait avec inquiétude diminuer sa provision de bois : la cuisine en consomme beaucoup, et nous voudrions bien qu'il nous reste un peu de bois pour nous chauffer l'hiver prochain.

Le ravitaillement paraît en passe de s'améliorer légèrement, très légèrement. Les queues pur le pain sont moins longues. On a 150 gr de viande par semaine (au lieu de 90) et, en plus 100 gr de viande de conserve, de qualité excellente du reste. Les légumes moins rares sur le marché, sont l'objet d'une telle compétition que l'on en rapporte que peu, et après une attente interminable. On nous fait espérer de petites distributions de pâtes, légumes secs, confitures. Mais ce qui nous manque beaucoup, c'est la pomme de terre ! Aucune pomme de terre. Et il faut en être privé comme nous en sommes pour mesurer son utilité. Depuis 2 mois passés. Pierrot n'avait pas eu de lait du tout. Hier il y en a eu un peu. Il n'y en a pas aujourd'hui (et il n'y en aura peut être pas d'ici quelque temps) mais cette distribution d'hier est un indice que l'on va vers la reprise.

Il est évident que la question des transports est primordiale Paris ne peut vivre sans transports. Je crains qu'en ce domaine les bouleversements directoriaux apportés par les FFI n'aient pas étés très heureux. Chaque fonction demande un certain apprentissage, et les nouveaux promus ne rendront pas de services efficaces à la collectivité d'ici longtemps.

Ainsi, il n'y a toujours ni train ni métro dans notre banlieue. Certes, il y a eu des destructions importantes. C'est ainsi que les boches ont fait sauter le grand viaduc de Nogent sur la Marne coupant ainsi dans notre région la ligne de Mulhouse et la grande ceinture.

Mais on doit pouvoir tourner les difficultés puisque dimanche soir, j'ai vu, de mes yeux vu, un splendide train croix rouge américain, entièrement américain : chauffeurs, personnel, locomotive et wagons, qui, venant de l'Est, passait à la Varenne en direction de l'ouest. Donc des circulations ferroviaires sont possibles depuis les ports de l'ouest (probablement Cherbourg) jusqu'aux lieux de combat de l'est. Or, aucun train civil, même de marchandise ne circule ! Il y a là quelque chose qui accroche et qu'on ne comprend pas.

On se délecte maintenant à la lecture des journaux. Ce n'est peut-être pas tant en raison des grandes nouvelles qui transportent d'enthousiasme, que de la fraîcheur des sentiments qui exhalent. Bons nombres sont des nouveaux venus, tous de la résistance clandestine (combat, Front National, Défense de la France). Ils sont un peu comme l'enfant : ils ont la pureté d'intention, la loyauté, et le courage. Ce sont toutes ces manifestations de sentiments élevés qui réconfortent, après 4 années de prison intellectuelle, d'informations systématiquement faussées et vides de tout ce qui est le propre de l'âme. Les vieux journaux sont inégaux : l'Aube, le Figaro, peut être encore le Populaire ont conservés leur ligne. L'Humanité très lu, utilise l'insulte, la calomnie personnelle, l'appel aux bas instincts, comme aliment fondamental de ses articles. Le peuple de France aura-t-il assez de courage civique pour étayer son bon sens afin de ne pas se laisser prendre aux flatteries pernicieuses du malin ?

Le parti Socialiste copie du reste sur l'Huma ses méthodes de délation. On soulève une partie des citoyens contre l'autre en accusant sans le moindre motif cette dernière. Et l'on profite ainsi du remous de haine qui s'en suit pour se hisser sur le pavois et faire oublier sa propre indignité et sa propre trahison. Nous en avons un exemple frappant ici même. Le local de l'ex RNP (organisation type Déat) a été pris par le parti socialiste. C'est une boutique au rez de chaussée, sur l'avenue du Bac, en plein centre de la Varenne et sur une artère très passante. A la vitrine, une grande pancarte manuscrite invite les citoyens à dénoncer les traîtres, les profiteurs, collaborateurs etc.... A côté, plusieurs pages pleines de noms et d'adresses est affichée, sans titre, ni indication d'aucune sorte, si bien que le passant croit que c'est la liste des fameux traîtres, profiteurs etc. ... Et on s'écrase pour lire, sur 5 rangs, sur 10 rangs les gens se pressent. Les exclamations fusent. Ah tiens Paul y est. Ah et puis Marcel etc....

J'ai eu grand peine à m'approcher et j'ai reconnu l'exactitude d'une indication de Michette : sur la dite liste figure le nom d'un fournisseur du voisinage. C'est une famille sympathique, qui n'a jamais manifesté les moindres sentiments pro allemand, bien au contraire ! Michette a obtenu plus facilement chez ce fournisseur des denrées aux prix officiels, et il ne lui a pas semblé qu'il y fit plus de marché noir qu'ailleurs. Pourquoi le désigner à la vindicte publique ? On s'est demandé si ce n'était pas parce qu'il y a quelques années une employée du RNP, voisine de ce fournisseur, avait proposé à celui ci de lui faire le service de la revue. Toujours est-il qu'il y a eu une manœuvre aussi hypocrite que préjudiciable à la bonne entente entre français. Prêcher l'union, et agir en même temps pour la saper, ce n'est pas tolérable. Il faut du courage pour le dire, et peut être plus de courage pour lutter contre cela que pour tirer quelques coups de revolver au coin d'une barricade. Dans ce dernier cas on est soutenu par les ovations enthousiastes. Dans le premier, on recueille que des huées....

Hier soir, le temps, moins maussade, a été salué par le passage de très grand nombre d'avions. On éprouve maintenant un énorme soulagement physique lors de ces passages. On sait que ce sont des alliés, qu'il n'y a plus à redouter les atroces bombardements, et la sensation d'angoisse qui nous étreignait à la gorge jusqu'ici a pris fin. Il y a bien de la DCA de temps à autre, mais c'est parce qu'on fait des essais de tir, ou qu'on met de pièces en place. Hier soir c'était un peu plus nourri que d'habitude. Renseignements pris, des artilleurs alliés ayant trouvé un avion suspect avaient ouvert le feu sur lui. Cela n'avait pas duré car l'avion visé avait immédiatement lâché une fusée et fait les signaux convenus. Mais on sent que l'on va vers la paix, vers la période ou on ne passera pas son temps à se demander si l'alerte est sérieuse, si le bombardement est pour nous ou pour le voisin, comment on mangera demain, comment on pourra avoir des pommes de terre, etc... etc... En un mot on s'approche du rivage de la Paix, un peu comme d'une Terre Promise, après un séjour interminable dans un désert affreux et douloureux.

A l'usine, rien de neuf. Le personnel y fait les heures de présence réglementaires : 40 heures par semaine en 5 journées de 8 heures. Mais comme il n'y a pas de courant électrique, aucun travail productif ne s'en suit. On parle, range ou balaie, et l'on attend le moment de sortir. Des collègues sérieux et moi-même craignons que cette situation dure encore longtemps : des semaines et peut-être des mois. D'une part les alliés veulent avant tout gagner et finir la guerre, ce qui est tout naturel. Pour cela ils veulent avoir à leur disposition et à chaque instant tous les moyens de transport, ce qui est également bien naturel. Tant qu'il n'y aura pas de charbon - ou que les lignes électriques avec le centre de la France ne seront pas rétablies, on ne voit pas d'issue à cet imbroglio.

Je viens d'avoir des détails sur la bataille qui s'est livrée à Champigny, près du fort et au fort même. Je vous les transmets tels qui m'ont été donnés. Je n'ai pu, comme l'aurait fait tout bon historien, recueillir plusieurs témoignages et les confronter pour en tirer le récit le plus probable. Malgré cela, je crois que la vérité ne doit pas être très éloignée.

Donc des allemands s'étaient groupés, autour du fort de Champigny. Ils étaient assez puissamment armés et disposaient de 3 chars. De leur côté, les FFI tiraillaient sur eux sans doute des quartiers voisins. Le soir un peu avant la tombée de la nuit, un détachement américain est arrivé dans la ville même de Champigny. Il était venu en voitures : soit de petites Jeeps (ces voitures à 4 roues si remarquables par leur mobilité, leur souplesse, leur aptitude à grimper les côtes les plus rudes), soit de grandes voitures portant beaucoup de fantassins ; 4 chars fermaient le convoi. Les assistants remarquaient que la troupe était sérieuse et nullement portée à rire : c'est que les soldats allaient attaquer le fort, et un combat ne se déroule jamais dans la joie comme l'écrivent certains auteurs, mais dans l'anxiété continuelle.

L'officier commandant se mit debout dans sa voiture et, par radio, se mit à donner des ordres à sa troupe. Il paraît que c'était surprenant, ce silence dans lequel s'exécutait les manœuvres. D'abord les petites jeeps, toutes avec leur poste de radio, se mirent dans un certain ordre, sur la chaussée de la rue. Puis, les fantassins quittèrent les grandes voitures qui les avaient conduits et se rangèrent en 2 files, une de chaque coté de la rue, défilés au mieux derrière les arbres. Par groupe de fantassins il y en avait un, muni d'un écouteur, qui recevait par radio les ordres de l'officier et les transmettait verbalement à ses voisins, mais si discrètement que tout paraissait se passer en silence. Enfin les tanks prirent position. Une voiture de gendarmerie française avec un officier allemand avec drapeau blanc se mit en tête. Le détachement s'ébranla et se dirigea vers le fort. A mi hauteur de la côte, devant le premier barrage allemand l'officier allemand se détacha, parlementa avec ses compatriotes en vue de leur reddition : Comme réponse il fut abattu. Ce que voyant, les américains remontèrent dans leurs voitures et repartirent à toute allure vers Vincennes où l'infanterie passa la nuit. Pendant ce temps les chars américains, faisant un immense détour par Chevry- Consigny, au nord de Champigny, gagnaient à revers le plateau ou ils attaquaient au canon, dans la nuit, les chars allemands qui les attendaient dans la direction opposée. Se sentant en infériorité les chars allemands décampèrent. Et au matin, vers 7 heures, l'infanterie américaine revenant sur les lieux recevait la reddition des troupes allemandes qui n'avaient pu fuir. On fit un assez beau butin d'armes et de grenades. Les jours suivants, les FFI de garde sur les ponts de la région laissaient voir plusieurs grenades passées dans leur ceinture.

Indépendamment du fait purement militaire, ce qui a été très remarqué des assistants, c'est l'organisation et l'équipement des troupes. Ainsi l'infanterie ne se déplace à pied que pendant le combat proprement dit. Elle est transportée en voiture, avant et après. C'est tout à fait normal, car, ou bien l'armée est motorisée et le moteurs doivent et éviter la fatigue et accélérer les déplacements, ou bien il faut renoncer au progrès et se faire battre par l'adversaire (ce qui nous est précisément arrivé en 1940).

La radio est très judicieusement utilisée : toutes les voitures qui combattent en sont dotées et peuvent correspondre ; C'est une transformation capitale car la liaison pendant l'action est un facteur important de succès. On notait aussi que les fantassins étaient chaussés de bottes en caoutchouc, ce qui devait faciliter le silence de leur approche.

Jeudi 7 septembre

Aujourd'hui, au tableau militaire, la jonction des armées de Normandie et de la Méditerranée, la demande d'armistice de la Bulgarie suivant de quelques heures la déclaration de guerre par la Russie.

Nous nous attendons à ce que la situation se stabilise assez longtemps sur le front franco-belge. Il semble que les alliés vont organiser leurs transports, regrouper leurs troupes, aménager les terrains d'aviation, constituer des dépôts de munition. Cela demandera un délai inévitable et ce n'est que plus tard qu'ils pourront entreprendre leurs attaques définitives sur l'Allemagne. Je ne serais pas surpris que cela demande un bon mois : à peu près jusqu'à la mi-octobre. S'il réussit, le "rush" définitif pourrait nous valoir la paix à la mi-novembre.

En attendant nous sommes plongés dans les questions sociales. Les délégués de l'usine ont eu hier soir un entretien d'une grande importance avec la direction générale de notre société (MM Jean Delorme et Bruneton). Par le personnel, j'en ai eu des échos dont je ne peux évidemment pas garantir l'exactitude. Le personnel ouvrier serait mis en chômage en presque totalité jusqu'à la fin du mois, mais l'usine leur versant un complément aux indemnités de chômage de façon à leur assurer leur salaire de 40 heures par semaine à leur taux d'affûtage. Le second point est moins gai : les délégués auraient demandé et obtenu le départ de plusieurs directeurs et ingénieurs. Qui ? On ne le sait pas encore. Autrefois c'étaient les patrons qui congédiaient leur maîtrise. Maintenant les malheureux sont congédiés à la fois par les patrons et par leurs subordonnés.

Les ouvriers sont aigris autant par les fatigues et privations de toute sorte que par une insidieuse propagande subversive. Dans leur travail, ils éprouvent de continuelles difficultés soit par suite de la mauvaise organisation, soit par inconfort, par pénurie d'outillage. Ils entendent vanter les splendides réalisations allemandes et américaines. Ils sont naturellement portés à incriminer leurs chefs immédiats et ils rendent ceux-ci responsables de la situation : c'est bien mauvais d'être entre l'enclume et le marteau !

Mardi 12 septembre 1944

La vie se stabilise, et le journal que j'ai entrepris n'a plus de fait marquant à enregistrer. Il y a bien des nouvelles militaires et politiques dont certaines très importantes : par exemple la constitution du nouveau ministère où figurent tant de personnalités si sympathiques et si différentes des politiciens retors que nous avons connus. Il y a aussi l'augmentation des salaires (qui, malheureusement, ne me concerne pas !). Mais je veux dire que ces évènements dont partie du courant de la vie politique normale : ils n'ont pas ce caractère d'exception qui a caractérisé les semaines passées.

Toutefois, vendredi dernier, 8 septembre, a été marqué d'une pierre blanche et d'une pierre noire. La bonne nouvelle c'était le rétablissement des relations postales exclusivement à l'intérieur du département de la Seine. Nous avons eu la première distribution de lettre à midi, et, avec elle, votre bonne lettre de Tarbes du 31 août ! Je vous ai dit déjà notre émotion et les sentiments mêlés qui ont accompagné sa lecture. Le jour même, avant la levée du soir, je vous ai répondu par un mot assez court, que j'ai mis dans la boîte aux lettres bien que celle-ci portât l'avis que seules étaient acceptées les correspondances pour la Seine. Je m disais que puisque malgré cette interdiction, votre lettre était bien parvenue jusqu'à nous, la réciproque pourrait peut-être avoir lieu.

Je continuerai ainsi à vous envoyer chaque semaine quelques nouvelles en attendant le moment où le trafic normal sera repris. Ce qui donne à penser que cette reprise demandera un long délai, c'est que les laissez-passer pour la zone sud sont interdits à la demande des autorités américaines, probablement dans la crainte de divulgation de renseignements militaires.

La pierre noire, c'est une V-1 qui nous l'a apportée. Il était à peu près 11h 1/4. Le temps était beau, bien ensoleillé. Je me trouvais sous un grand hall vitré au laboratoire quand retentit soudain une explosion extrêmement violente. Elle fut si violente que de petits débris, probablement détachés de la toiture par l'onde, heurtèrent le vitrage et roulèrent sur lui. Aussi je crus que l'explosion avait eu lieu dans le voisinage immédiat, bien que je ne comprisse pas la chute des petits débris que je croyais alors être des éclats projetés par l'explosif : il y a en effet toujours un certain intervalle de temps entre l'explosion et la chute des objets que celui-ci lance en l'air. Je sortis et trouvais tout le personnel dans la cour ému et se demandant ce que cela pourrait être. Plusieurs grimpèrent sur les toits, et l'on sut bientôt qu'un nuage de fumée s'élevait dans la direction de Joinville. Dans l'après midi on apprenait que c'était un V1, de plus grande puissance que de coutume, qui était tombé à Maison Alfort.

Le Samedi après midi, Michette et moi nous rendîmes sur les lieux du sinistre. Il y a exactement 4 kilomètres entre le point de chute et l'usine, (et 5 avec notre domicile). La bombe est tombée sur une région bâtie en petits pavillons, à peu près comme celle que nous habitons à La Varenne. Il y a eu 7 morts et un assez grand nombre de blessés, dont certains très grièvement. Dans un rayon de 50 à 60 mètres, autour du point de chute, il ne subsiste rien : tout bien a été écrasé sur le sol soit par la bombe soit par son souffle. On ne voit qu'un fouillis lamentable de literie, de meubles brisés, de charpentes, de gravas. Quelques maisons sont à demi démolies : il y en a eu très peu : on passe tout de suite aux maisons dont le gros œuvre est pratiquement intact, mais dont les fenêtres et les toits sont parfois complètement démolis. Les dégâts vont s'atténuant au fur et à mesure qu'on s'éloigne. Ce qui frappe le plus, c'est leur irrégularité ! Assez près, des toits sont intacts ; un peu plus loin `autres sont soufflés. Cela s'étend sur un rayon de plusieurs centaines de mètres. Une Ecole moderne (qu'on voit du train, avec son clocher carré rouge) a ses grandes glaces cassées sur la face opposée à l'explosion. Tant par le bruit que par les dégâts, les effets de ce projectile sont impressionnants. Si les londoniens en ont reçu de pareils à la cadence d'un toutes les dix minutes, on conçoit qu'ils aient évacué Londres dans la mesure du possible, et que cela ait incité le gouvernement anglais à presser au maximum la suite des opérations.

Jeudi 14 septembre 1944

Je suis allé hier à Paris. C'était la première fois depuis les journées mémorables d'août. Depuis lundi le métro fonctionnait à nouveau et à peu près normalement. Par contre le service des trains de banlieue n'avait pas été rétabli : deux trains seulement le matin et deux trains le soir. Aussi quelle cohue, quelles attentes !...

Le jour était un peu gris, et, dans l'après midi, une pluie persistante ne m'a pas permis de déambuler comme j'aurais voulu. Au laboratoire de Vellefaux, presque tout le personnel était là, mais inactif puisqu'il n'y a toujours pas de courant électrique. Sur un effectif qui doit bien être compris entre 50 et 100 personnes, il n'y a eu qu'un blessé à déplorer pendant la libération. C'est un jeune homme qui, trop curieux, est allé cueillir un éclat d'obus boulevard de Clichy au beau milieu de la bataille. L'éclat lui a traversé l'épaule, mais sans toucher le poumon (qu'il a malade), et notre jeune homme est encore à l'hôpital.

J'ai entendu dire par des collègues que les Allemands, avant de partir, avaient détruit un millier de locomotives dans la région parisienne, et que la grande pénurie créée par cette destruction contrariait énormément la reprise des relations ferroviaires. On peut s'en étonner lorsqu'on a entendu à la radio les truculentes promesses d'aide anglo-saxonne pour dés après la libération, et notamment d'aide de matériel ferroviaire. Il est vrai qu'ils veulent gagner la guerre avant toute chose... Un autre bruit, dont je me fais l'écho sous toute réserve, c'est que les allemands auraient mis au point (ou presque) une deuxième arme secrète : la V2, beaucoup plus terrible que la V1. Ce serait une fusée (encore) pesant dans les 40 tonnes, portant à domicile une charge de 10 tonnes d'explosif extrêmement violent. En attendant, j'ai vu des débris de V1 ramassés à Senlis : fragments de tuyauterie mince, en cuivre rouge, de pièces en alliage léger, déchiquetés et dont on ne peut trier aucune conclusion.

Je pense que les journaux vous auront donné des détails sur l'insurrection de Paris. Je n'en ai vu que quelque blessures parmi les plus sérieuses, mais sinon cicatrisées, du moins assez soigneusement pansées pour ne pas modifier l'aspect habituel de la capitale.

On s'est sérieusement battu au quai d'Orsay, depuis le pont d'Iéna jusqu'au débouché du boulevard St Germain. Des immeubles, à droite de l'Esplanade, sur le quai, ont reçu balles et obus de plein fouet. Le ministère des affaires étrangères n'a que peu ou pas souffert sur la façade qui regarde le quai. Par contre, celle qui fait vis à vis de la gare de Versailles est tellement endommagée, l'incendie a fait tant de ravages, qu'on a du étayer copieusement. En face, un char français explosé est resté portant l'inscription : ici sont morts 3 soldats français. Des bouquets flétris le fleurissent. La chambre des députés, coté Concorde semble ne porter que des blessures légères : piqûres de balles, qui faisant éclater la pierre, mouchètent de tâches blanches la pierre grise, presque noire du monument. Sur la place de la Concorde, c'est l'Hôtel de la Marine, mais surtout l'Hôtel Crillon, à gauche, qui a souffert. Il a perdu une colonne (la 5ème) à la bataille et présente beaucoup d'écorchures sérieuses. Des balustrades de la place, des candélabres ont été brisés. Face à l'entrée principale des Tuilerie gît le cadavre d'un char allemand, un gros, portant un canon de 88 interminable. Tout le monde, curieux, l'escalade et admire le coup qui l'a tué : un coup de canon de plein fouet, qui a traversé le blindage de la tourelle, épais de plus de 100 millimètres en cet endroit. Un officier canadien photographie, devant, l'un de ses camarades.

Je fais quelques pas aux Champs Elysées. Quelle tour de Babel anglo-saxonne ! On croise tous les uniformes. C'est-à-dire que tous ces uniformes sont très voisins les uns des autres, mais les coiffures ou quelques détails de l'accoutrement les différencient et leur donnent un cachet particulier.

A tout seigneur, tout honneur : d'abord des américains, en foule, à pied, en voiture. Foule très disparate, aussi bien chez les blancs que chez les nègres. Chez les blancs, on trouve des types italiens ou levantins aussi bien que d'immenses nordiques blonds aux yeux bleus, en passant par toute la gamme des intermédiaires ; chez les nègres, cela va de l'éthiopien fin et racé au grand diable prognathe qui fait un peu penser à l'orang-outan. Leur tenue est loin d'être aussi correcte que celles des allemands. Certes le costume y est pour quelque chose : on a cherché ce qu'il y a de plus pratique et délibérément laissé de coté l'esthétique. Mais indépendamment de cela, on trouve un peu de ce laisser-aller bon enfant auquel nous sommes habitués chez nous.

Puis des américaines : même costume masculin, (on regarde beaucoup ces femmes en culotte) et même casque.

Des canadiens, des anglais, des parachutistes, des écossais, des aviateurs, des marins, etc. etc. J'oubliais ceux qui nous sont le plus chers : des français ! J'ai croisé un colonel, puis après, un lieutenant de l'armée Leclerc (képi bleu des spahis et costume kaki à demi américain) on avait peine à en croire ses yeux !

Le bruit de la foule est dominé par celui des voitures et des avions. Dieu, que ces américains ont donc de jeeps et de camions ! Cela passe presque sans arrêt : des petites, des moyennes, d'immenses plateaux chargés de sacs de ciment ou bine des camions type 3 tonne avec du matériel. Des avions tournent sans arrêt, virevoltent, piquent, se redressent. Un camion passe à toute allure, plein de soldats américains debout. L'un d'eux voit une jolie fille, lui crie quelques mots incompréhensibles puis lui jette quelque chose. Le camion est déjà loin. On croit d'abord à une plaisanterie. Mais on s'aperçoit que celle-ci est aimable : c'étaient des cigarettes et du chocolat !

Cette générosité spontanée des américains va malheureusement nous faire beaucoup de tort et nous allons acquérir une navrante réputation de mendiants perpétuels. Presque chaque fois qu'une voiture américaine s'arrête, des gens se précipitent pour demander quelque chose : cigarettes, chocolat, essence etc. J'ai vu ainsi place de la Bastille une nichée de gamins munis de boîtes de fer blanc de tout calibre implorant des nègres américains convoyant des citernes d'essence pour qu'ils leur cèdent du précieux carburant. Pendant ce temps, un ouvrier grimpait dans une voiture, et dans un jargon à mourir de rire, avec force gestes, montrant son portefeuille et ses billets de banque, tentait en vain de soudoyer le conducteur pour en extorquer l'éternelle essence !

Le soir, au retour de Paris, dans le train archicomble, deux jeunes filles se racontaient par le menu (et à très haute et intelligible voix !) leurs tractations avec nombre de soldats américains, les boites de conserves données par ceux-ci, les cigarettes achetées et. Etc. Ce n'est pas vraiment reluisant pour nous : quel peuple de mendigots !

Le grand palais a également été victime de la libération. Il a été incendié. Le couronnement de sa toiture est en parie fondu et ses façades portent de nombreuses blessures. Les fenêtres sur les Champs Elysées béent, saccagées par le feu. Malgré cela, on peut dire que l'essentiel est intact et que tout pourra être remis en état, si grosses que soient les réparations.

Sur la ligne de Vincennes, garées dans plusieurs gares, des rames de wagons de marchandises étalent leurs squelettes lamentables. Ce sont sans doute des victimes des bombardements aériens. Presque tous les panneaux de bois sont brûlés et les montants de fer sont parfois tordus de façon indescriptible. Dans l'un d'eux je remarque, subsistant sur le plancher un lot d'hélices d'avion empilées, mais dont le feu n'a laissé subsister que le moyeu, les extrémités des pales ayant sans doute fondu et brûlé.

1er Octobre 1944

Déjà 2 semaines se sont passées depuis la dernière annotation du journal. C'est qu'il n'y a pas eu grand changement dans nos conditions de vie ; mis à part le retour des enfants.

Militairement, la situation se stabilise. La tentative de débordement de la ligne Siegfried par le nord de la Hollande a échoué. L'échec tactique n'est pas complet puisque les anglo-américains ont pu établir une base jusqu'à Nimègue, et que cette base s'assit et s'élargit chaque jour. Mais il est évident que le grand mouvement tournant n'est plus possible.

Les relations ferroviaires sont toujours coupées. Les correspondances ne sont toujours pas acceptées, hormis pour un petit cercle de départements de l'Ile de France et de Normandie. Le pays est divisé en 2 zones : des armées et de l'intérieur. Celle des armées englobe tout le sud de la France et une bonne partie du reste. Il n'est pas permis de passer de la 2ème à la 1ère. On y parvient encore mais à condition de le faire en fraude, d'être seul, robuste, d'avoir une bicyclette, de pouvoir dormir quelques nuits sur un chargement de camion ou dans une grange. Alors, en se faisant transporter sur certains tronçons de la route, en reliant les tronçons par de bonnes randonnées à bicyclette, on parvient tout de même à bout d'assez longs itinéraires.

C'est ainsi qu'il y a deux semaines, un ami de Michette a mis exactement 8 jours pour venir de St Nicolas de Véroce à Paris. Sur une partie du trajet, en Bourgogne, cette personne avait joué à cache-cache avec des troupes allemandes battant en retraite vers la trouée de Belfort.

Enfin, l'autre mercredi, l'après midi, arrivait à La Varenne la fiancée de Yot. Michette et moi étions malheureusement absents de la maison de sorte que nous avons manqué l'occasion de faire sa connaissance. (Et Madeleine qui l'a reçue, ignorant tout des projets en cours, l'a accueillie aussi gentiment qu'on peut accueillir une personne inconnue). Elle était partie de Roanne par le train, avait pu atteindre Nevers par ce moyen de locomotion, puis de Nevers à Paris avait fait la route à bicyclette. Elle avait trouvé le moyen de nous apporter un poulet, quelques œufs et de petits fromages auxquels nous avons fait l'accueil que vous devinez. Mais nous aurions aimé la remercier de vive voix et avoir quelques détails sur la vie dans une région qui doit présenter quelqu'analogie avec la votre.

Les pannes de téléphone de l'usine de Yot ne nous permettant pas de le joindre, je lui ai écrit. Il nous a répondu au bout du fil, mais avec une vilaine voix, étant légèrement soufrant : un peu d'angine et de grippe. Beaucoup de personnes ont des maux de gorge, conséquence probable de ce froid et de cette humidité alternant. Ce n'était pas très grave puisqu'il n'avait pas interrompu son travail. Michette l'a invité pour samedi prochain. Nous espérons qu'il viendra, mais il faut compter sur l'absence de métro du samedi midi au lundi matin et de train de banlieue toute la journée de dimanche.

La vie ménagère ne s'est que très légèrement améliorée. Mais il y a tout de même une amélioration. Pour la cuisine on de dispose toujours que d'une heure de gaz : de 7 à 8 heure du soir, et le dimanche de midi à 1 heure. Le reste du temps, il n'y a que peu ou pas de pression du tout. Parfois on arrive à allumer des flammes grosses comme des petites perles ; cela aide un peu, par exemple pour maintenir à l'ébullition ou en cuisson quelque chose. Mais c'est dangereux car une extinction spontanée survient souvent - et après, de nouvelles émissions de gaz peuvent avoir lieu. Cela a entraîné de nombreux accidents mortels dans notre commune même, et les autorités ont prescrit de maintenir les robinets fermés en dehors de l'heure d'émission normale.

Pour l'électricité, on en a de 7h1/2 du soir à 7 h du matin sauf pendant 1h1/4 : de 8h ½ du soir à 9h3/4. Cette suppression est excessivement gênante car elle se produit au moment où la lumière est très utile. On nous laisse espérer que bientôt cette interruption serait évitée. (Il n'y a toujours pas d'électricité pour l'industrie !)

Passons au ravitaillement. Pas de changement pour le pain. Ainsi, il n'y aura pas d'augmentation des rations, contrairement à ce qu'on avait annoncé, mais sa qualité serait prochainement améliorée. Sur les marchés, les légumes sont bien plus abondants et l'on ne fait plus de queue pour les légumes "pondéreux" courgettes, carottes, salades. Les légumes nutritifs : haricots (à écosser) ou verts, choux fleurs, sont pratiquement absents. Beaucoup de pommes, à des prix astronomiques 18 à 20f le kg la pomme dite à couteau, mais en fait, pomme à cidre. Enfin dans ce domaine, il faut reconnaître qu'il y a nettement du mieux. Il serait imprudent à mon avis d'en exagérer l'importance, car, sur les marchés parisiens, le mois de septembre était avant la guerre le mois de la grande abondance.

Pour les pommes de terre, nous n'avons qu'à applaudir : les distributions sont nombreuses et abondantes. On a délivré une petite provision de 6 kg par carte : cela constitue un petit stock régulateur très apprécié. L'Air Liquide par ailleurs, en a fait aussi plusieurs distributions d'1 ou 2 kg, à un prix très acceptable : 5f le kg, de sorte que nous sommes maintenant à la tête d'un réserve de70 à 80 kg environ. Cela étale les menus.

Les rations de viande n'ont pas changé : 150g de viande fraîche avec os + 85 gr de corned-beef. Le lait est plutôt en augmentation : on n'en touche qu'un jour sur deux. Odette et Pierre seuls y ont droit : ¼ de litre chacun. Hier, pour la première fois depuis des mois (ou des années, on ne sait plus !) Madeleine et Geneviève ont touché leur ¼ de litre. C'était un évènement, salué par un "riz aux pommes" dont nous avions perdu jusqu'au souvenir...

Le beurre lui, fait défaut : 150 g pour le mois seulement...

Enfin, le gros problème du charbon se présente dans toute son acuité. Comment se chauffera-t-on cet hiver ? Celui-ci s'annonce précoce et froid...

Pour notre maisonnée, le gros évènement a été le retour de Geneviève et d'Odette samedi il y a huit jours. Marc André, après de nombreuses démarches, tant à Blancafort qu'à Bourges, avait pu trouver place pour nos deux filles dans une camionnette se rendant à Paris. Il faut dire que ses interventions à la préfecture de Bourges avaient procuré au chauffeur le laissez-passer nécessaire. Le départ de Blancafort s'est donc passé pour le mieux : le chauffeur était un homme sérieux, deux autres voyageurs partageaient la voiture avec nos deux filles. Marc André n'avait pu rentrer avec elles, car ils étaient trop nombreux (4 grandes personnes + 3 enfants +énormes bagages). Tout est bien allé au début, mais à mi-chemin, une panne très grave a immobilisé la camionnette : deux bielles du moteur étaient coulées. Il a fallu chercher asile dans un hôtel, se mettre en quête d'un autre moyen de transport ... Heureusement, le lendemain, il s'est trouvé un camion allant à Paris, et nos enfants ont pu rentrer sans nouvel incident. On les a déposées à la Bastille, et de là le soir, elles sont revenues par le train.

Le séjour à Blancafort leur a fait le plus grand bien. C'était visible à l'œil. Mais la balance l'a confirmé amplement. Geneviève a pris près de 5 kg et Odette près de 2 kg. (Pendant ce temps là, Madeleine maigrissait d'1kg ½ et Pierrot restait stationnaire). C'est une nouvelle preuve de la sous alimentation de la jeunesse des villes. ... Là bas, nos deux filles partageaient la table de leurs cousins. Elles étaient très bien nourries : lait en abondance, [que Geneviève allait collecter dans plusieurs fermes chaque jour (chaque ferme n'en cédant qu'un peu), parfois assez loin]. Viande à midi, et souvent un peu le soir, entremets avec œufs. Elles logeaient chez une dame âgée, très stricte, n'admettant ni bruit ni murmure, mais la chambre était magnifique et elle pouvaient se débarbouiller copieusement dans un vaste lavabo. Comme il y avait plusieurs enfants, elles ne se sont pas ennuyées. Au début, Geneviève a un peu souffert de la séparation. Puis elle s'y est fait, nous a écrit sur un ton plus enjoué des lettres tout à fait charmantes dans leur simplicité. Et je crois qu'en fin de compte on l'a vivement appréciée : on en a fait des compliments à Michette. Une grande distraction pendant les journées chaudes était la baignade dans la Saulore, belle rivière aux eaux transparentes. D'autres fois ils jouaient dans le parc du Château ... et y mangeaient peut-être un peu trop de pommes. Ils auront eu la grande chance d'être épargnés dans la tourmente. Celle-ci s'est abattue partout, dans les endroits les plus imprévisibles. Ainsi, à Levet, petite ville du Cher où nous traversâmes la ligne de démarcation il y a 4 ans, les boches ont laissé commettre des atrocités sans nom et les survivants ne doivent pas être bien nombreux !

Cependant, même pour ceux qui nous touchent le plus près, nous ne sommes pas complètement débarrassés d'inquiétudes puisque nous ne savons pas ce qu'il est advenu de Jean. Nous serions autrement rassurés s'il avait suivi nos conseils et les vôtres. Certes, nous avons bien entendu dire à la radio que les combats avaient cessé au sud d'une ligne allant de Bordeaux à Avignon. Si les chefs des unités où Jean a servi sont raisonnables, ils auront renvoyé Jean dans ses foyers vu son très jeune âge. Mais il n'est pas certain que jean ait eu affaire à des chefs raisonnables d'une part, et que d'autre part lui-même ne l'ait été davantage après qu'avant. On nous dit dans les journaux que l'on envoie directement sur le front les unités de FFI dés qu'elles sont un peu entraîné et encadrées. Inutile d'insister sur l'inquiétude que je ressens.

Lorsqu'on est jeune, et dévoué, on peut très bien croire qu'il est de son devoir de s'engager : c'est un sentiment louable. On nous a dit qu'une campagne très active avait été faite dans ce sens auprès de jeunes gens appartenant à des organisations catholiques (et c'est le cas de Jean) afin de contrebalancer l'influence des éléments malsains (qui devaient donc former une part importante des FFI). Plus tard, avec l'âge, lorsqu'on voit les choses de plus loin, on trouve que l'appel aux volontaires est une duperie. Autant il se justifie dans la guerre clandestine, autant il est inexcusable lorsque la clandestinité est passée. Car on fait alors peser sur un petit nombre, toute la charge et les dangers de la lutte, alors que la simple équité demande que cette charge soit répartie sur tous. Si l'on a besoin de soldats, qu'il soit fait un appel de classes. Rien de plus naturel que Jean y réponde lorsque ce sera son tour.

Le volontariat ne peut se comprendre que si l'on a le goût du métier militaire. Serait-ce le cas de Jean ? Je n'ose me prononcer, mais je trouve de toute façon que 17 ans c'est bien jeune.

Ici, dans tout le voisinage, les jeunes gens en âge de partir soldat sont restés bien tranquille : Jean Vigne qui est excessivement robuste, 22 ans, ne s'est pas engagé, ni une multitude de jeunes gens que je croise dans mes pérégrinations. (y compris Jean Cheminat, qui fut camarade de notre Jean à l'Ecole _ et ses anciens camarades de lycée).

19 Octobre 1944

Hier j'ai appris qu'un chef d'équipe de Vellefaux que je connais bien allait se rendre près de sa famille à Nay, dans la Basses Pyrénées. Il emportera cette lettre et la mettra à la poste là bas. Il doit partir samedi prochain, aussi j'espère que vous recevrez ces papiers la semaine qui vient. Il rentrera à Paris après la Toussaint et quittera Nay le 3 novembre très probablement. Si vous désirez m'envoyer une lettre fermée, adressez la lui, sous double enveloppe, jusqu'au 3 Novembre à : Monsieur Loustalet

Rue du Temple

A Nay (Basses Pyrénées)

Ce chef d'équipe est marié, a deux enfants, et il va revoir sa famille qu'il avait laissé à Nay pour la tenir à l'abri des dangers de la guerre sur notre pays. Il lui a fallu bien de la patience pour partir : faire la queue deux nuits et un jour pour obtenir la fameuse fiche d'admission. Si j'étais plus jeune, je me hasarderais peut-être à tenter cette épreuve. Mais maintenant, c'est absolument impossible, car toute fatigue sortant tant soit peu de la normal me cloue au lit avec une bonne crise de sciatique. Ainsi, hier, j'ai marché un peu plus que d'habitude puisque je suis allé à Paris. Il y avait grosse affluence dans le métro, ce qui est un peu pénible : le résultat a été immédiat : je traîne la jambe aujourd'hui. Enfin j'espère que les communications s'amélioreront petit à petit et qu'un jour viendra où les voyages seront accessibles à tous, et non uniquement aux athlètes.

Cette extrême difficulté de voyage, du moins dans nos régions nous donnent à penser que vous ne pourrez venir assister au mariage de Yot. A moins que Suzanne se sente assez forte... Yot et Jeanne en éprouvent le regret que vous comprenez bien. Aussi comptent-ils aller ensuite vous voir dés que les communications seront un peu plus humaines : cela les conduira peut-être à la mi novembre.

La date du 10 octobre a été mémorable, puisqu'elle a marqué la reprise des relations postales partielles. Je dis "partielles" puisque l'on ne peut toujours pas échanger de lettres fermées. Ce retour à des échanges de nouvelles a été salué comme il convenait et votre carte a été, en son genre, une fête pour nous.

Hélas, sur ce point, de la correspondance, jean ressemblera bien à son oncle Yot et ne nous gâtera guère. La lettre et la carte dont je vous ai parlé représentent la totalité de son activité littéraire. Et des parents qui souffrent de voir leur enfant s'engager dans une mauvaise voie trouvent que c'est bien peu.

Nous avons reçu aussi des nouvelles d'amis ou de parents de Michette. Plusieurs jeunes gens, sérieux, de valeur, à peine plus âgés que Jean, se sont également engagés. L'un avait gagné l'Afrique du Nord bien avant le débarquement et ses parents n'ont jamais eu signe de vie. L'autre, français d'Algérie vient de faire son service dans les cuirassiers et va gagner la métropole dans un équipage de chars (en effet les chevaux et les mulets des cuirassiers ou des troupes de montagne sont remplacés par des monstres à pétrole) : ses parents écrivent, d'Alger, leur tristesse et leur fierté.

Vous savez peut-être qu'on a organisé une direction des troupes FFFI au ministère de la guerre. Michette avait proposé d'y faire elle-même des démarches pour provoquer le retour de Jean. (Et je dois avouer que les démarches, lorsqu'elle les tente, aboutissent admirablement.) Mais j'ai été bien perplexe, car, vu ce qui s'est passé, je crains qu'un renvoi "obligé" de Jean de son unité (en supposant qu'on l'obtienne) ne consomme une rupture définitive entre lui et nous. C'est ce que je veux éviter à tout prix. Si Jean a cela dans la tête, rien ne lui sera plus facile que de se faire faire de faux papiers et de s'engager ailleurs : alors il s'éloignera de nous définitivement... Je préfèrerais qu'il ait des conversations avec l'un de nous, afin de sonder le fond de sa pensée. C'est après que l'on pourrait agir le plus utilement. C'est pourquoi j'attends une lettre de lui me donnant son adresse exacte actuelle. Or, ça ne vient pas, et j'ai même l'impression que c'est voulu afin que nous ne puissions pas courir après....

Mes chers parents, je voudrais bien terminer tout ceci sur une note optimiste. Mais les circonstances ne le permettent guère. Une fois passée l'explosion de joie de la libération, on se retrouve face à face avec des difficultés quotidiennes, avec la volonté farouche de l'ennemi de tenir à tout prix. Ce ne sera certainement pas fini cet hiver, puisque les frontières de l'Allemagne sont à peine entamées. Et il est probable que l'ennemi ne cédera, qu'une fois occupées les régions capitales : Ruhr, Saxe, Silésie. On est encore loin de ce stade. Puis il y aura la question Russe : qu réserve-t-elle ?

13 heures - Nous recevons votre carte du 16 : trajet relativement rapide et nous sommes désolés que nos deux lettres : la mienne et celle de Michette, que nous avons confiées à des personnes allant dans vos régions ne soient point arrivées : elles contenaient diverses réflexions ou nouvelles que nous aurions préféré ne pas étaler sur des cartes que tout le monde peut lire. Michette vous a tout de suite récrit sur carte pour que cela vous parvienne plus tôt que par cette lettre ci.

Les usines sont toujours arrêtées, faute de courant électrique et de charbon. Des comités dits d'épuration ont été constitués dans les usines. Il est manifeste que l'"épuration" n'est qu'un prétexte pour assouvir des vengeances personnelles et n'a rien à voir avec les "trahisons" ou "commerce avec l'ennemi". Nous avons du gaz, de très mauvaise qualité, 2 heures chaque jour, 1 heure après le déjeuner de midi et 1 heure après le repas du soir - du courant électrique toute la nuit - pas de distribution de charbon de tout l'hiver !

Je vais arrêter là ma narration. Michette, si elle a le temps, vous joindra un petit mot. Mais nous prenons tout le temps voulu pour vous dire combien nous pensons à vous et vous embrassons tendrement.

Henri

Mardi 24 octobre au soir. Je n'ai pas remis ma lettre à Loustalet, car la veille de son départ on annonçait la réouverture des correspondances. Puis, le lendemain, cela a été démenti. Enfin depuis hier, on re-confirme la liberté de correspondance à partir de demain.

Tour à l'heure nous est arrivée votre carte du 20.10 annonçant la venue de maman pour le mariage de Yot. Nous nous en réjouissons à mille points de vue et entre autres, c'est un gage de la solidité de sa santé.

Repères Biographiques

Henri Lagarde 48 ans, (né le 13/7/1896) ingénieur à l'Air Liquide à Champigny, habite à La Varenne, partie de Saint Maur dans la boucle de la Marne. Marié à Michette, sa seconde femme, il a 5 enfants de la première, dont 2 sont avec lui à La Varenne.

Notice écrite entre 1932 et 1935 (dates de naissance des 4ème et 5ème enfants) :

Lagarde Henri

Ingénieur au service des recherches de Champigny de la société L'air Liquide.

Est entré à la société en 1920.

Depuis cette époque est adjoint à Mr Picard.

A étudié particulièrement tout ce qui est relatif à la branche « Acétylène dissous ».

A participé à la mise au point de nombreux appareils de soudure autogène (chalumeaux, détendeurs etc. ...) et à la réalisation des premiers groupes à oxygène liquide (1928-1929)

- -

Ingénieur Physicien, ancien élève de l'Ecole de Physique et Chimie dont il est sorti avec le n° 2.

Né le 13 juillet 1896

Ancien combattant, (blessé de guerre)

Père de 4 jeunes enfants

(D'après feuille manuscrite non datée du Fond Suzanne)

Parents :

Jean-Didier Lagarde (1866-1950), 78 ans

Marguerite Lagarde née Morvan (1872-1971), 72 ans

Retraités, habitent Tarbes- Séméac (Hautes Pyrénées) en 1944

Même génération :

Michette (Françoise Vial, 1896- ?) :2ème femme de Henri, Elle s'est occupée du dernier enfant Pierre à la mort de la première femme Annette Algarron (mariage en 1925) (Pierre avait 6 mois).

Marc André Vial (+ 16-6-1946 : « tué par l'ascenseur chez lui ») : frère de Michette la femme de Henri

Yot : Georges Lagarde (1904-1979), 40 ans, frère puîné de Henri, (père du transcripteur François Lagarde) a passé la plus grande partie de la guerre à encadrer des « chantiers de jeunesse » ; démobilisé en juin 1944 il recommence sont travail d'ingénieur électricien à Asnières. Se marie avec Jeanne Baldet le 28/10/1944.

Suzanne Lagarde (1904-198?), 40 ans, frère puînée de Henri et sœur jumelle de Georges/Yot. Habite Tarbes - Séméac avec ses parents. Récupère les papiers cf. « Fond Suzanne ».

Jeanne Baldet, (1916-2007), 28 ans, fiancée de Yot/Georges Lagarde, se marie le 28/10/1944

Enfants de Henri :

Jean Lagarde, 17 ans (1927- ?) (Jean-François dans les papiers de sa grand-mère Marguerite). Fils aîné de Henri.

D'après le « mémento », la vocation de Jean dans la Laiterie et son engagement :

17/03/44 : Jean-François arrive à Séméac

02/07/44 : Jean-François part vers Poitiers, concourir pour Ecoles de laiterie

03/07/44 : Jean-François arrive à Bordeaux

04/07/44 : Jean-François dans train mitraillé à 7 km d'Angoulême

05/07/44 : Jean-François arrive à Poitiers par camion à 21 heures, trop tard pour concours

...

20/08/44 : Jean-François vient à Séméac, ne rentre pas à la ferme (où il s'est embauché)

21/08/44 : Jean-François rencontré par Elie Cazabat, sur chemin, fusil au dos

26/09/44 : Jean-François cantonné à Rioumajou à 1320 mètres d'altitude

06/10/44 : Jean-François en permission pour la nuit à Séméac

26/11/44 : Jean-François a été blessé à la joue par des balles dans les Vosges

23/12/44 : Jean-François citation à l'ordre du régiment avec attribution de la croix de guerre

22/01/45 : Jean-François vient du front d'Alsace à Séméac pour congé provisoire

...

Madeleine, 16 ans (1928-) à la Varenne

Geneviève, 14 ans (1930-) envoyée avec Odette à Blancafort près de Gien en Juillet 44

Mémento : 14/07/1944 : Michette conduit Geneviève et Odette à Gien

Odette, 12 ans (1932- ) envoyée avec Geneviève près de Gien en Juillet 44

Pierre, 9ans (8/10/1935- ) à la Varenne

Sources

Fond Suzanne :

Suzanne Lagarde récupère les papiers de famille à la mort de sa mère Margueritte Morvan épouse Lagarde) ; papiers transmis, à son décès, sa belle sœur (Jeanne Baldet épouse Lagarde). François Lagarde (fils de Jeanne et Georges, neveu de Henri) les récupère à la mort de sa mère (2006).

Dans ce fond :

Journal de Henri 1944 : le manuscrit de 56 pages (14 feuilles 21 x 27 cm, pliées en deux, recto verso).

Correspondance de Georges Lagarde à ses parents durant toute la guerre de 1939-45 : des cartes postales (à traiter)

Mémento Chronologique Familial : carnet avec une ligne par date/événement, sans doute tenu par Margueritte (mère de Henri, Georges, Suzanne). Quelques dates naissances, mariages, décès de 1790 à 1894. A partir de 1894 : nominations, logements, déplacements...

Papiers divers : à traiter

Lieux

La Varenne Saint Hilaire, ex-commune, quartier de Saint Maur dans la boucle de la Marne

0x01 graphic

Séméac : commune de banlieue de Tarbes, Hautes Pyrénées

St Nicolas de Véroce, village 1 150 m, à 12km du Fayet et 8km de Saint-Gervais (Mont Blanc)

Vellefaux : Nouveaux laboratoires, rue Claude Vellefaux Paris 10° (Métro Colonel Fabien), il commence à y travailler le 16/1/1936

Henri orthographie « Leclère » dans tout le manuscrit