Journal de Fernand Baldet de 1908 (23 ans) à 1911

L'amitié des Quenisset puis la déception, les réceptions de Mlle Vassiliev,  les observations astronomiques,  l'admiration de la nature surtout à l'aube et la nuit (normal pour un astronome), les études... et la rencontre de Marguerite

Le carnet retrouvé est sans doute la suite car il porte porte un « II » sur la couverture et est paginé à partir du n° 63,

 

Mercredi 8 janvier 1908. M. Flammarion présente à la séance une de mes notes sur l'observatoire de la société et sur des perturbations météorologiques importantes qui y ont été observées.

Dimanche le 9 février. Observation de la planète Vénus dans les feux du couchant.

Dimanche 16 février. Après-midi au Luxembourg.

Dimanche 23 février. Après-midi chez Quenisset : la petite Solange fait des progrès considérables. Voilà un mois qu'elle est sur cette terre. J'ai lu dans le train un livre de Baudelaire et je suis un peu épouvanté de l'ennui sans bornes que traîne le poète. Combien il est doux de vivre dans le ciel : c'est là qu'il faut chercher l'espérance et le courage nécessaire pour vivre la vie. Devant la grandeur et le merveilleux équilibre de l'univers je ne puis m'empêcher de songer à une future vite possible.

Mercredi 26 février. Réunion intime du conseil de la société astronomique chez Foyot où je suis invité par M. Flammarion. La soirée se passe dans une intimité charmante. Je suis présenté à Mascart par Touchet.

Dimanche le 22 mars. Journées à Juvisy. Nous nous entretenons à Juvisy avec M. Quenisset sur les phénomènes psychiques et nous tentons une expérience de table tournante sans succès.

Vendredi 27 mars. Rédigé une note sur les météores nébuleux.

Mars 17 avril. Chez Mademoiselle Vassiliev pour corriger la traduction du livre de M. Morozow : «  L'astronomie et le poulet et l'apocalypse ».

Dimanche 12 avril. Journée entière à Juvisy. Dans le parc de M. Flammarion je cueille de primevères et des violettes. J'ai admiré le début du printemps. Le ciel était d'un bleu pâle très délicat et les arbres étaient parsemés de fleurs neigeuses et de jeunes pousses vertes. L'herbe dure et serrée cachait les humbles violettes dont le parfum délicat révélait la présence, principalement au pied des arbres sous les rameaux protecteurs. Je songe avec tristesse que je n'ai pas encore aimé : il serait si doux d'avoir une main que l'on serre dans la sienne et de sentir un coeur jeune et sincère battre près du sien!

Vendredi 17 avril. Je suis parfois mélancolique. Devant le renouveau et la beauté du printemps je songe que je ne trouve ni l'amour ni la fortune. Je développe mon intelligence sans doute mais le sentiment semble ne pouvoir vivre en moi ou plutôt semble mourir car j'ai vécu plus jeune des émotions sans pareilles.

Samedi 18 avril. A Poigny. Dans la petite chambre rustique où je vais passer la nuit je songe à ma promenade de ce soir sous la forêt de pins dont les aiguiller et les branches mortes craquent sous mes pas.

Mercredi 29 avril. Soirée. Conférence en russe de M. Morozow avec Mademoiselle Vassiliev. Salle remplie de nihilistes tant il y a foule d'agents à la porte. Les Russes sont venus en costume national. Dimanche 3 mais. A Juvisy. Dés mon arrivée je trouve la solution des différences d'écartement de traînées stellaires musculaire circumpolaires. M. Flammarion me reçoit l'après-midi et nous causons du pôle.

Lundi 4 mai. Soirée chez Mademoiselle Vassiliev avec M. Morozow qui devient membre perpétuel de notre société. Mlle Barbe est venue, elle est toujours souriante mais perpétuellement fatiguée : je la blague un peu.

Mardi 12 mai. Mlle Barbe partant définitivement en Russie m'a faits ses adieux chez Mademoiselle Vassiliev: c'était très triste.

Vendredi 15 mai. Je passe chez M. Flammarion une heure délicieuse pendant laquelle il m'entretient de la vie, de l'amour, de l'âme et de Dieu. Je lui apporte la traduction du livre de M. Morozow.

Mercredi 10 juin. Je sens avec une rare intensité de la nécessité de m'élever moralement car la médiocrité me faite horreur et je ne puis y songer sans rougir de honte.

Dimanche 21 juin. Après-midi et chez mon ami Quenisset. La pluie mouille la campagne couverte de verdure. Une brume bleutée estompe les horizons. L'air frais et parfumé des odeurs des feuilles ranime un peu le corps fatigué. Juvisy est vraiment beau sous la pluie.

Vendredi 31 juin. Déjeuner chez M. Flammarion à Juvisy avec M. Lowell et Quenisset.

Jeudi 27 août. Mademoiselle Vassiliev étant partie à Lucerne pour y passer l'été, il avait été convenu que nous nous écririons longuement : moi pour lui raconter ce qui se passait chez M. Flammarion et elle pour me donner ses impressions de voyage. Je lui ai écrit comme elle me l'avait demandé et j'ai reçu des cartes postales comme réponse ! Je ne parviens pas à comprendre cela. Comment une carte postale peut-elle garder le charme amical de celle qui l'envoya lorsque sa littérature a traîné sous les yeux de tous : cela sent le voyageur de l'agence Cook ! Mlle Barbe cultive aussi la carte postale malgré ma demande.

Elle me disait qu'elle penserait un peu à moi en Russie, mais je crois qu'elle s'en moque comme de son premier examen et je ne me fais aucun scrupule de répondre à son égoïsme banal en envoyant son souvenir rejoindre les neiges d'antan : jamais elle ne verra de mes lettres.

1909

Samedi 22 janvier. J'oublie mon journal. Je suis allé à l'observatoire de Juvisy y étudier la comète Morehouse. M. Quenisset m'a reçu pendant les derniers mois de 1908 comme un frère. Nous passions les nuits ensembles, mangions ensembles et nous écrivions lorsque deux jours nous séparaient. J'ai connu les joies les plus vives de cette amitié antique. Mais tandis que je la croyais impérissable et que je la cultivais avec amour, mon ami devint subitement froid. J'en souffris au début et je n'y comprends rien ! Heureusement que la contemplation de la nature et les belles nuits sont un remède puissant contre les mots terrestres.

Je me demande si ma présence chez eux n'a pas entraîné dans cette modeste maison quelques frais ! Je leur ai fait cependant tant de cadeaux ! Je vais leur en faire encore malgré ma misère et je rougis beaucoup d'en être réduit là car les cadeaux leur sont très sensibles ; avant c'était ma présence qui leur était agréable aujourd'hui il semble que ce sont les cadeaux ? N'importe je le ferai. En tous les cas ma conscience ne me reproche absolument rien. J'ai souffert simplement.

Je suis en Sorbonne depuis novembre préparant la chimie et les mathématiques. Ainsi les plus beaux rêves de mes années précédentes se trouvent réalisés. Les titres ne sont rien au point de vue intellectuel mais ils sont une garantie sociale, une cuirasse contre les coups que le monde n'épargne pas. Or je veux être fort, moralement parlant, pour avoir ma place au soleil. L'ayant obtenue, la gloire m'indiffère ainsi que la richesse, ce que je veux savoir c'est pourquoi nous sommes sur terre et connaître si nous en sortirons un jour pour continuer notre destinée de joies et de souffrances parmi les mondes que j'aime à étudier.

16 mars jour de ma 24e année. Et j'ai eu aujourd'hui pendant une seconde peut-être une impression nouvelle que je soupçonnais, que j'imaginais mais que je n'avais pas encore ressenti : ce fut la joie profonde de sentir qu'il existe de loi dans la nature. Le spectre des bandes qui composent la majeure partie de la comète Morehouse obéit à la loi de Deslandres : cependant un nombre possédait un écart encore sensible. Je découvris que cet écart était du à une simple erreur de calcul numérique. Rien n'est donc en désordre : voilà un nouveau composé qui se trouve au ciel et qui lui aussi obéit à une loi terrestre. Plus que jamais l'harmonie qui unit les mondes se resserre et peut-être pourrions-nous les parcourir sans y être totalement étranger.

17 mai : en me souvenant du passé ce soir j'aperçois que ma vie sentimentale était bien occupée par mes amis mais est encore nulle au sujet de l'amour. J'ai conscience d'avoir passé un âge où j'aurai commis les pires bêtises.

21 mai : je suis allé hier à Juvisy. Après la promenade en voiture dans la forêt de Sénart, je suis monté seul à l'observatoire pour y chercher le prisme objectif de 60°. Que de sentiments m'ont agité tandis que je disposais c'est l'instrument en vue du retour ! Les heures admirables de l'automne dernier sont aujourd'hui bien passées et la vallée de la Seine bordée de ses couteaux boisés que je voyais s'estomper dans les brumes du soir m'a rappelé les brouillards cotonneux et épais s'avançant vers l'observatoire un peu après minuit. Nous nous amusions alors à projeter nos ombres a grandi dans le brouillard, a répété en petit le spectre du Brocken, insouciant de l`heure, du froid et de l'humidité.

Je suis montée dans la coupole pour aller chercher un outil et j'y ai trouvé par hasard des paquets de vis apportées depuis le début de mes travaux à Juvisy pour y installer les instruments. Alors des tableaux amusants me revinrent en mémoire : l'instrument apporté dans l'après-midi devait être entièrement monté avant le coucher du soleil et manquant totalement des outils plus élémentaire, nous percions des trous avec une scie et une râpe ! Je me rappelais le mal que nous avions un soir pour arracher un clou, n'ayant ni marteau ni pinces. À force de taper sur ce clou avec les objets les plus hétéroclites, il finit par céder : nous étions à bout de forces et avions passés une demi-heure. Je suis monté sur la terrasse et j'ai vu la partie supérieure du soleil émergeant encore un peu des brumes stratifiées à l'horizon : la nature avait une grandeur et une beauté incomparables.

Il est probable que je passerai bien des nuits à cet observatoire pour étudier la fameuse comète de Halley qui s'approche de plus en plus rapidement de l'orbite terrestre ; mais que de diplomatie, de concession, de délicatesse me faudra-t-il déployer pour vivre en paix ! Cependant je veux de toutes les forces de mon être que cette période se passe comme un rêve magnifique d'où sortira, grâce à un travail énergique, un résultat fécond.

Dimanche 30 mai. Je suis allé à Poigny avec mes parents pour y vivre ces deux jours de liberté. La journée menaçante un peu le matin a été finalement très belle. Le soleil s'est couché derrière les collines boisées dans un ciel d'or sous un nuage. A l'opposé, la Lune, presque dans son plein, est devenue de plus en plus lumineuse sur le fond de moins en moins éclairé du ciel. Je hâtais le repas du soir pour jouir d'une promenade au crépuscule. Lorsque je suis sorti, le ciel se décolorait. Jupiter apparaissait au sud et la fraîcheur montait de la terre avec un parfum d'humus. De loin j'aperçus au-dessus du petit ruisseau qui serpente au milieu des prairies fertiles des brouillard bas se condensant en nappes horizontales et atteignant au plus le bout des hautes graminées qu'aucun souffle n'agitait. Les maisons recouvertes de chaume se sont éclairées pour le repas du soir et un silence profond entrecoupé parfois d'aboiements lointains s'est étendu sur le village.

J'étais arrivé au bord de ruisseau dont l'eau reflétait les dernières du zénith, où l'image réfléchie de la Lune ondulait au caprice du courant et vibrait parfois lorsque quelque insecte glissait à la surface de l'eau. La nuit arrivait, la fraîcheur de l'air devenait plus sensible et l'on voyait les brouillards bas s'étendre progressivement sur les prés en devenant plus denses. En quittant de ruisseau j'eus la curiosité de monter dans le bois de sapins couronnant la colline pour essayer d'apercevoir Mercure dans les dernières lueurs du couchant.

Je l'avais observé pour la première fois la veille au soir à la société. Mais il m'avait été impossible de voir la planète à l'oeil nu ; peut-être à la campagne, les conditions atmosphériques étaient plus favorables. Je quittais mes parents et montais dans le bois par un petit sentier qui le contourne. En y arrivant, la nuit était presque venue, et la Lune allongeait les ombres des sapins sur la terre couverte de mousse, de bruyère et de fougères naissantes. Une émotion involontaire m'étreignît en y arrivant car je devais le traverser pour arriver au bord de la colline. Une obscurité presque complète le pénétrait ; les troncs étaient extrêmement serrés et l'on apercevait au loin derrière eux la bande jaune pâle du crépuscule en son déclin ; il semblait que ces arbres allaient se resserrer et me retenir prisonnier. Les brindilles sèches craquaient sous mes pas ; parfois je butais contre une grosse branche ou une pierre plate ensevelie dans la mousse. La fraîcheur s'accentuait et me faisait un peu frissonner ; en me retournant je vis distinctement qu'une légère brume commençait à flotter dans l'air. Tout en marchant je n'étais amusé à suivre des yeux, la Lune qui m'accompagnait et semblait jouer parmi les branches ; le silence était devenu complet, les aboiements avaient cessé.

Arrivé à la lisière du bois je découvris la vallée dans toute sa splendeur nocturne, les brouillards bas s'étendaient en une vaste nappe horizontale tout argentée de lune, tandis que vers l'horizon les ténèbres s'amoncelaient sur la nature endormie. Pendant longtemps je cherchais Mercure sans y parvenir. Le crépuscule était presque entièrement éteint, on ne distinguait plus qu'une faible lueur blanchâtre tournant vers le nord lorsque je partis. La rosée avait mouillé mes vêtements et au lieu de retourner par le bois de sapins envahi par la nuit, je descendis directement parmi les genets en fleur. En rentrant dans ma chambre je m'accoudais à la fenêtre pour songer devant les étoiles au spectacle magnifique de tout à l'heure que tant d'yeux ont pu voir sans en comprendre la silencieuse et grandiose harmonie. Jupiter brillait en face de moi tandis que la Lune versait sa froide lumière sur la campagne obscure. Dans ces instants de profond recueillement, l'âme se replie sur elle-même et sent renaître, par fatalisme ancestral sans doute, le culte dés astres, l'adoration à Tanit la divine. Je remarquais en dessous de Jupiter une faible étoile que je reconnus pour être gamma du Lion.

Des pensées me revenaient en foule ; l'une d'entre elles surtout m'arrêta : peut-être, en ce moment même, un être intelligent, ayant les mêmes aspirations que nous avons tous sur terre dans ces moments du solitude, et vivant sur un des mondes qui gravite autour de l'étoile, contemplait-il le ciel avec la même émotion et découvrant à son tour notre soleil perdu comme tous les autres parmi les constellations, se demandait si d'autres êtres que ceux de sa planète vivaient dans les mondes gravitant autour de lui. Peut-être que d'autres dans l'univers le savent, mais nous ne le savons pas, et nos rêves et nos désires les plus ardents ne sont que des rêves et désirs stériles. Et par-dessus tout une pensée revenait sans cesse : cette contemplation n'aura-t-elle pas un jour une suite, n'e verrais-je pas un autre soleil aussi bienfaisant, une autre vallée aussi fertile, d'autres brouillards aussi joliment argentés, d'autres satellites versant leur froide lumière sur des paysages aimés ? Ne verrais-je pas une autre humanité avec un idéal plus élevé que le notre et sachant à l'avance ce qui l'attend après la mort ? La mort, mais ce ne doit être qu'une apparence ; tous ces soleils lointains, toute cette vie répandue à profusion autour de moi en était la preuve. Comment l'âme pourrait-elle disparaître ? Ce n'est pas possible ! Et cependant où en est la preuve ? Pendant toutes ces réflexions, le Lune s'était avancée dans le ciel, la nuit était devenue glaciale, mais j'étais heureux de me sentir toujours en communion avec la nature puisque j'y ai consacré la partie pratique de mon existence, la partie idéal devant un jour être consacrée à aimer. Vraiment, je vois que l'astronomie est ma véritable voie.

Mardi 8 juin. Je me suis assis à ma table de travail pour résoudre quelques intégrales. Au bout de quelques minutes je sens qu'il me sera impossible de travailler. Et cependant les examens sont proches, je suis en retard pour tout, la raison me commande de reprendre la plume et de continuer le travail. Mais qu'importe la raison. Si cette froide raisonneuse voudrait que je sois bien sage aujourd'hui, tandis que le soleil m'invite à sortir de la ville poussiéreuse et à bercer mes tristesses au murmure des vents qui balancent les grands arbres. Je veux m'en affranchir, et pour aujourd'hui laisser le cœur maître de mes actes. Aurais-je dans mon existence beaucoup de jours aussi favorables que celui-ci ? Ne regretterais-je pas plus tard de l'avoir passé sagement lorsque je sentirai que les émotions sentimentales sont mortes pour les avoir étouffés par de semblables mesquineries. Le sentiment est tout. C'est lui qui guident le monde et si le savant n'était pas sentimental, il ne pourrait pas avoir ce feu sacré qui est las source de toute son ardeur, dont tout son génie et de toutes ses joies. Je suis allé au Luxembourg près de la fontaine Médicis. Comme je serai heureux plus tard lorsque j'aimerai !

Dimanche 13 juin. Je suis au Luxembourg cet après-midi, mais en envoyant tous ces gens endimanchés, je fuis chez nous. Par distraction je prends seul le thé, ce qui n'arrive pour la première fois. Maintenant il faut travailler pour les examens. M. de la Baume m'a prévenu par lettre que l'abbé Nou, mathématicien de l'institut catholique se chargerait de préparer au certificat de mathématiques générales.

Mercredi 16 juin. Je suis allé ce matin chez l'abbé Nou au 10 rue Littré. Neuf heures sonnaient comme je frappais à sa porte. Lui-même va m'ouvrir en me disant avec bienveillance : « vous êtes l'exactitude même Monsieur ».

Puis il me fit passer de suite au tableau noir dans son petit cabinet de travail encombré de livres. Comme objets religieux un bénitier tout petit surmonté d'une croix se trouve près de la porte et c'est tout. Cet abbé est la bienveillance même et, si plus tard, je donne des leçons, il me faudra prendre sa manière si douce, si affable et si simple. Il avait avant mon arrivée mis en note le résumé des six leçons qu'il doit me donner, et sur un autre papier il avait résumé la leçon d'aujourd'hui. Il est d'avis que je peux passer l'examen. C'est un homme grand et fort ne paraissant pas avoir plus de 40 ans.

Vendredi 18 juin. Ce matin avec un camarade polonais du labo de chimie nous sommes allés repasser le cours d'analyse chimique d'Urbain au Luxembourg. Une assez forte brume flottait dans l'espace plongeant les choses dans une mélancolie douce et tranquille. A l'inverse de ce qui arrive toujours nous avons bien travaillés.

Nous avons pris six chaises à nous deux pour y placer nos cahiers et nos notes ; les promeneurs étaient rares et nous étions parfaitement tranquilles.

En traversant le jardin près du kiosque musique nous a vus trois ou quatre étudiants qui plaisantaient ferme avec une jeune bonne. Cette jeune personne promenait un petit bambin de deux ans à peine ; les étudiants avaient abandonné leurs cahiers ouverts et s'amusait à faire des cocottes en papier pour égayer le petit bonhomme qui riait autant que sa bonne du reste. Ce tableau touchant étonnait au plus haut point mon camarade russe ou polonais qui m'avait fait qu'il n'avait jamais vu de pareilles libertés dans son pays.

Lundi 21 juin. Fête du Soleil à la tour Eiffel, je reste peu de temps et m'en retourne en métro avec M. de la Baume.

Samedi 26 juin. Ce soir, fatigué de mes études de chimie je suis monté par le Quartier latin jusque chez Mademoiselle Vassiliev. La soirée était très belle quoique assez fraîche. En tournant le coin de la rue Cujas, je vis un beau spectacle que je n'avais jamais remarqué : c'est le tableau merveilleux qu'offre l'ensemble du Panthéon, de la bibliothèque Sainte-Geneviève, de l'église avec sa tour, du collège Sainte-Barbe et de la bibliothèque de l'école de droit. Ces vastes monuments plongés dans une brume mauve avait un air majestueux, et si à ce moment quelque personnage en habit du XVIIIe siècle étaient apparu au tournant de la place du Panthéon je n'aurais pas été étonné tant cet ensemble reporte l'esprit vers une époque déjà lointaine. Mademoiselle Vassiliev était chez elle en nombreuse compagnie du reste. Cela m'ennuie un peu de voir tous ces étudiants et étudiantes réunis quoique cependant cela soit vraiment charmant cette familiarité si amicale. On sait que je n'aime pas le café, mais on me demande d'abandonner pour une fois mes goûts : c'est une jeune fille a l'allure tout à fait aristocratique qui a posé cette question en russe à Mademoiselle Vassiliev. Je veux bien accompagner ces demoiselles jusqu'à la taverne du Panthéon quoique une forte envie de partir me tienne. En y arrivant nous tombons dans une foule compacte qui rie, chante, crie, s'amuse et danse en l'honneur des amitiés que la France et Italie se prodiguent depuis quelques jours en souvenir des victoires de Solferino et de Magenta. Au bout d'une demi-heure je prends la liberté de m'enfuir en donnant toutes mes amitiés à mes compagnes : je m'ennuyais terriblement et pensais à mes examens.

Dimanche 11 juillet j'ai passé mon examen de chimie avec la mention assez bien. Mes plus vives espérances de jeunesse sont surpassées par la réalité. Où est le temps où je me promenais dans le Marais livrer les bijoux aux clients ? Où est le temps où je souffrais devant une cheville de bois au milieu d'ouvriers grossiers qui déflorent la mentalité des jeunes gens ? Mes notes sont : Ecrit 12 - laboratoire manipulation 17 (la plus élevée sur les candidats), Le Châtelier 15 - Urbain 14 -Haller ?

Vendredi 30 juillet. Reçu au certificat de mathématiques. La semaine qui a précédé a été une semaine de plein travail en collaboration avec mon collègue des manipulations de chimie, M. Raynaud. Debout l'après-midi devant le tableau noir que j'ai installé il y a trois semaines sur le mur en face de ma table, nous résolvions les problèmes donnés les années précédentes. L'abbé Nou m'avait déconseillé de travailler avec un camarade : « vous ferez perdre le temps à l'ami qui partagera vos études, vous n'êtes pas assez avancé, travaillez seul. » Je me rends compte maintenant que l'examen est passé qu'il n'a pas eu raison de me dire cela. Et que M. de la Baume était dans le vrai en conseillant d'étudier avec quelqu'un. Si je n'avais pas travaillé avec M. Raynaud je n'aurais d'abord pas fait un aussi grand nombre d'exercices pratiques, et puis je n'aurais pas profité de son expérience. M. Appell m'a interrogé très paternellement à l'oral. Voici mes notes probables : Ecrit : matin 28 sur 40, après-midi 5 sur 20. Oral 11 sur 20. Passable. Nous nous sommes présentés à 160 et 89 ont été reçus. Je me suis acheté aujourd'hui un 6x13.

(retour début du  journal)

Jeudi 26 août 1909. Les véritables changements qui se produisent au cours de l'existence n'arrivent pas spontanément, il leur faut un terrain propice. Peut-être une existence nouvelle a débuté pour moi et que les pages blanches encore ce petit cahier se couvriront d'espoirs charmants. M. Chrétien étant revenu de Potsdam, je fut invité quelquefois au Perreux et dés la première visite je sentis que deux jolis yeux pouvaient avoir une influence inattendue, ou peu attendue car depuis l'année dernière il est tombé dans mon cœur quelques semences qui ont l'air de germer. Nous les avons invités un soir. Mademoiselle Marguerite Chrétien est venu et après son départ comme après nos séparations du Perreux je pense le soir dans mon lit, pendants de longues heures, à elle.

Devant partir pour le Pic du Midi nous nous sommes revus dimanche dernier. Nous étions sur le plateau au-dessus du Perreux lorsqu'un orage violent nous obligea à prendre l'église pour asile. La pluie tombait avec force et pour faire passer le temps nous nous sommes amusé à écrire sur un morceau de papier nos voeux. Mlle Chrétien écrivit ses souhaits de voyage. Madame Chrétien demanda la santé pour les siens et moi, après une longue hésitation écrivit « Her love ». On plia le papier et on le glissa dans le tronc de Saint-Joseph par mutinerie. Ai-je quelque chance d'avoir de la sympathie de sa part ? Je le crois. Elle m'a prêté « l'ami des montagnes » de Rameau dont elle m'avait causé à plusieurs reprises. Je devais le lire en voyage mais il était déjà lu : c'est une histoire d'amour. Mais ce qui est le plus curieux c'est de sentir que Madame Chrétien avec son admirable instinct de femmes pressent notre amitié naissante. Elle n'a rien dit de positif mais il y a des paroles qui sont un monde. Pourrais-je ici rechercher en moi-même les raisons de cette amitié ? Je ne le crois pas ; cependant ce qui m'attire vers Elle c'est son coeur. Cet amour naissant sera-t-il sérieux ? En tous les cas ses prémices sont sincères. Comme c'est différent du sentiment qui m'avait attiré au début vers Mlle Vassiliev ! Il semble que par l'union de nos deux familles il y ait un réseau invisible, mais tenaces, de liens qui vont peut-être, si elle le veut, se resserrer chaque jour. Que va dire avenir ? Mais surtout je veut la revoir et seul le destin nous guidera.

Je veux partir au Pic du Midi pour me plonger dans un air pur et remplacer par les visions grandioses des montagnes les souffrances imaginaires des années précédentes. Je suis resté en fait toujours pur, ainsi j'ai pu trouver des joies sans mélange partout où elles se présentent.

Vendredi 26 novembre 1909. Si je n'avais pas eu pendant deux mois sous les yeux, le spectacle magnifique de la chaîne des Pyrénées, si je n'avais pas a vu ces chargements féeriques que l'atmosphère crée et surtout, si par les nuits splendides je n'avais pas contemplé les étoiles alors je me découragerais aujourd'hui et je croirais que l'existence humaine s'agite dans un cercle beaucoup plus étroit que je ne l'avais pensé jusqu'alors.

Mademoiselle Marguerite Chrétien à qui j'ai pensé très souvent et très fortement au Pic est venu dimanche et après une promenade au bois de Boulogne bien courte hélas, elle est rentrée un peu en retard chez elle où de terribles parents l'ont grondée et m'ont écrit deux lettres mauvaises. Oublions-les ! Comme je suis navré pour cette charmante jeune fille. Je n'oserais plus maintenant m'abandonner à un sentiment délicat sans qu'une arrière-pensée vienne le flétrir.

1910.

Mardi 1er février. Mlle Vassiliev est revenue définitivement en France. Son caractère hautain a fait fuir l'amitié. Je suis allé la voir une fois et c'est tout. Mlle Chrétien m'a envoyé une carte de bonne année en plus des photos précédentes mais je ne lui ai pas répondu : une lettre l'aurait compromise. Si je pouvais savoir ce qu'elle pense sur moi peut-être alors n'hésiterais-je pas ! Ce sont là de simples rêves qui se s'écrouleront comme ceux que j'avais fait en 1908. Chrétien est parti pour l'Amérique et la dernière journée s'est passé en commun ; il m'a causé de cette déplorable aventure que j'eus avec ses parents sans en rien conclure.

 

Avec quel plaisir aurais-je continué notre amitié ! Qu'y puis-je ? De nouveau, Quenisset est très aimable, nous travaillons à la comète Drake et à celle de Halley. Pour conserver cette amitié utile je prends soin de distancer les visites et de ne pas introduire de familiarité. Comme tout cela est loin de la belle amitié antique ! Ce soir j'ai lu le début du livre « l'Allemagne » de Mme de Staël. Je m'encourage à fréquenter la bonne société pour me mettre l'abri de l'affectation, de la lourdeur et de la plaisanterie. Mon pauvre père se fatigue au travail, je cherche à lui donner une place plus douce, les amis s'intéressent à lui, mais je crains que cela soit bien superficiel.

Mardi 15 février. Je suis désolé de voir comment Quenisset se conduit avec moi. Sa politesse est espagnole, il offre à condition que l'on n'accepte pas. Je suis allé rendre visite à Mlle Achken rue Vavin.

Quenisset ne présente toujours pas sa note sur la comète 1910a à l'académie : il dit avoir une maladie de la volonté. Je la lui avais cependant rédigée en entier et il n'avais qu'à la signer.

Vendredi 18 février. Visite à nos Mlle Jourandef. Elle vit dans une pension de famille à l'usage des jeunes filles seulement. Je me suis embêté pendant une heure, le nez dans une tasse de thé, banale la pension, j'étais considéré par toutes les jeunes filles comme une bête curieuse ; pensez donc un astronome ! Jamais je ne remets les pieds au couvent. Adieu Jourandef, vous avez beau m'inviter le mercredi, je ne vous reverrai plus.

Vendredi 29 avril. J'avais abordé depuis quelques jours l'étude de la comète de Halley le matin à Juvisy. Elle se lève vers 3h1/4 du matin. Mardi, pour éviter d'être à charge à Quenisset j'étais allé à l'hôtel. Quelle tristesse et quel secret dégoût de me trouver seul dans cette chambre d'hôtel au papier déchiré. À deux heures matin du je partis sans avoir fermé l'œil de la nuit et me promettant de ne jamais plus y revenir ! Lorsque je sortis dans Juvisy la Lune éclairait le ciel et les maisons de la rue de Flammarion qui chevauchent les unes au-dessus des autres étaient bleutées. Les étoiles tremblotaient dans le ciel éclairé.

Quelle sensation profonde et inexprimable me pénétra alors et me fit frissonner ? Pourrais-je les décrire ?

La rue qui monte était complètement dans l'obscurité d'un côté et, de l'autre, les maisons apparaissaient éclairées par la Lune. Un silence complet, absolu s'étendait sur le village endormi. L'air frais de la nuit ne pénétrait, je me serrais dans mes vêtements pour éviter le froid assez vif. Il me semblait que le village était mort ou abandonné et que ni les êtres humains qui l'animent, ni le soleil qui le réchauffe ne reviendraient jamais plus ! Le silence surtout était impressionnant et les maisons elles-mêmes avec toutes leurs fenêtres closes semblaient endormies.

En arrivant près de l'observatoire j'entendis le rossignol qui lançait d'une voie merveilleuse sces notes claires dans le silence de la nuit. Ce fut ensuite, dans la coupole, la recherche de la comète et sa photographie et enfin le repos sur la terrasse devant le spectacle de l'aube naissante qui rapidement envahit tout le ciel.

La comète visible à l'œil nu, s'effaçait peu à peu. Vénus palissait et la Seine développait sa bande argentée sur le fond noir des plaines. Puis l'horizon se colora en vert, en jaune, sa tonalité devint riche, l'éclat du ciel augmenta et le soleil tant attendu apparut saluée par le chant d'une multitude d'oiseaux enivrés du bonheur de vivre par cette matinée radieuse de printemps.

Je rentrais ensuite au laboratoire pour avoir le plaisir d'y développer les deux photographies de la comète.

Le lendemain je repartais à Juvisy pour y passer encore la nuit. A la gare je rencontrais Bachim qui accepta de passer la nuit avec moi. Quenisset était à Saint-Quentin. Nous bavardâmes jusqu'à deux heures matin avec Mme Quenisset et l'on partit pour l'observatoire. Le ciel se couvrit, des bandes sombres de stratus flottaient au-dessus de la Seine et l'on ne vit pas la comète. Lorsque j'arrivais à la Sorbonne je n'en pouvais plus de fatigue. Un peu de sommeil dans l'après-midi me remit sur pied et de nouveau le soir je partis à Juvisy, non pour y passer la nuit, mais pour y apporter des clés oubliées.

Mlle Vassiliev qui m'invite si souvent le dimanche ne me voit presque jamais et je n'éprouve pas le plus faible sentiment d'amitié, simplement, pour elle : elle est trop fière. J'ai peur de plus en plus de gens fiers. Ils se tiennent sur un piédestal et évitent qu'on les approche mais le jour, où on les pénètre, on a une immense désillusion devant les laideurs que la distance cachait.

Dès maintenant je m'attache de plus en plus à l'étude des sciences exactes et à la culture de mes sentiments. Si j'ai l'immense bonheur de rencontrer la femme digne d'un bel amour, elle aura le mien dans une plénitude entière, et surtout un amour éclairé. Pourquoi la destinée m'a-t-elle séparé de Mlle Chrétien. Certainement nous nous reverrons.

Jeudi 5 Mai. J'ai été plein de poésie ce matin au laboratoire, en revenant de Juvisy où j'ai passé la nuit pour étudier la comète de Halley. Je me suis vu dans ma famille plus tard lorsque je serais marié. Comme cela sera délicieux ! Je ne puis pas avoir le malheur de n'être pas aimé, et de ne pas avoir ma part de bonheur comme les autres. Pourquoi ai-je cette confiance en ma destinée ? Elle ne pas m'a pas encore trompé.

Fin Mai. J'habite le baillage à Marcoussis et devant ma fenêtre s'étend un parc magnifique. Sous la fenêtre les lilas et les roses sont en fleurs. Le soir je monte à l'observatoire que nous avons organisé avec Blum, et j'y passe une partie de la nuit pour y étudier la comète de Halley qui estbien faible.

Juin. Je passe tout ce mois à préparer mon examen.

Lundi 4 juillet. J'ai été reçu aujourd'hui en physique le sixième avec mention bien. Nous voilà par conséquent licencié ès sciences physiques.

Dimanche 29 octobre. Je suis retourné au Pic du Midi cette année pour y continuer mes recherches de photographie planétaire. Parti de Paris où je laissais mes parents attristés, le 24 août, j'y suis revenu le 16 octobre, il y a huit jours. Le séjour n'a pas été aussi agréable que l'année dernière car le temps était mauvais. J'ai même failli y mourir le 5 octobre. J'en rapporte peu de travaux. Il y aurait cependant de grand-chose à faire là-haut lorsque le temps est beau, malheureusement il l'est rarement. Je voudrais trouver une vingtaine de mille francs pour améliorer le confort un peu sommaire. J'apporterais ainsi mon obole à une oeuvrequi est incontestablement grande. Puissé-je les trouver.

Mlle Marguerite Chrétien à qui je n'écrivais plus depuis un an, m'a envoyé deux cartes postales successivement au Pic. Elle a appris la correspondance échangée l'année dernière entre sa mère et nous et s'en est indignée. Je lui ai répondu du Pic en disant que tous les regrets étaient de mon côté. Elle m'a écrit aussitôt à Paris une lettre où j'ai cru comprendre que c'était un peu plus que de l'amitié qu'elle avait pour moi. Sa famille est hostile très ouvertement à ce que je la vois. La mienne ne le serait pas moins ! Que deviendra tout ceci ?

Elle voudrait profiter de la présence de son frère à Paris pour me revoir. Je ne fais rien pour l'instant car je n'ai pas de situation. Il est vraiment un peu triste de ne pouvoir être heureux que si l'on gagne tant par mois. Si j'étais simple employé de bureau avec des bons appointements je pourrai suivre mon coeur. Mais j'ai voulu développer mon intelligence, vivre une vie idéale et libre. Je ne regrette rien, rien ! Arrivera que pourra. Tout à l'heure je rêvais à un idéal de travail astronomique libre, y arriverai-je ? J'oubliais de retracer sur ce petit carnet le souvenir de la réception magnifique que M. Cosserat sera m'a faite à Toulouse au retour du Pic. On m'a beaucoup honoré. On a l'air de m'avoir estimé partout où j'ai passé, dans ce voyage. Encore aujourd'hui je reçois une lettre de Brau dans laquelle il m'offre le bâton férié.

Lundi 14 novembre. M. Flammarion m'avait demandé de causer à la séance de novembre sur les feux St Elme observés au Pic. J'étais émotionné doublement en songeant à cette séance parce que je devais y causer et que je pensais y voir Mlle Chrétien. Le soir, en arrivant, je l'aperçus pendant que je classais les clichés près de la lanterne et je suis obligé d'avouer que le cœur me battit bien fort. Je descendis aussitôt et c'est sans doute un peu pâle que je lui tendis la main. Mme Touchet assise à côté d'elle servit fort heureusement de diversion dès le début. Mlle Chrétien paraissait fort gênée. Nous causions de choses d'autres lorsque je lui rappelais que depuis un an nous ne nous étions pas vus. Elle me répondit vaguement. Je montais ensuite au bureau pour y lire mes quatre pages qui furent applaudies. M. Baillaud me passa de la pommade à tour de bras. Je causais aussi de mes expériences de TSF. De temps à autre regardant dans la direction de Mlle Chrétien je la voyais me regarder attentivement. Après la séance Mme Chrétien proposa de rentrer à pied, j'acceptais avec d'autant plus de joie que j'allais pouvoir causer. En effet aussitôt partis je me mis à l'arrière avec Mlle Chrétien suffisamment loin pour ne pas être entendu de Mr et Mme Chrétien et du frère soldat qui marchaient à l'avant. Mlle Chrétien me reproche de ne pas avoir répondu à ses lettres. Je lui ai expliquais la crainte qu'elle ne tombe entre les mains de ses parents. Elle m'assura alors que c'était impossible. Puis elle me dit la tristesse qu'elle eut l'année dernière lorsque je ne lui répondis plus, la vie lui était devenue indifférente. Nous convîmes enfin de nous écrire et surtout de ne pas rester un an sans nous voir. Le départ fut affectueux.

Lundi 12 décembre. La demande de « Her love » écrite de l'année dernière me semble réalisées. Nous nous sommes écrits. La première fois je restais six jours sans réponse ; j'écrivis une seconde carte. Elles sont devenues rapidement amicales. La dernière ne laisse aucun doute sur ses intentions. Dimanche nous devons nous voir et notre existence va se jouer certainement dans cette rencontre. J'eus une joie enfantine en recevant sa lettre que j'ai relu je ne sais combien de fois ; je chantais et, hier matin, m'étant éveillé vers quatre heures je pensais à Elle sans arrêt. Puis j'ai peur, je souffrais et je l'aime, la perspective de la vie qui n'est pas encore assurée m'effraye. Je veux que notre amour soit le plus pur, le plus beau et le moins banal que l'on ait vécu jusqu'à présent. Ce soir je vais répondre à sa dernière lettre et je m'engagerai vis-à-vis d'Elle.

Dimanche 25 décembre. Les événements se sont précipités d'une manière incroyable. Nous nous sommes vis chez Mlle Jeanne Chrétien sa soeur il y aura lundi 8 jours car nous avons jugé prudent de ne pas nous voir le dimanche. Mais je saute mes plus vives émotions. C'était mardi 19 décembre ; je lui avais écrit le samedi je crois, la première carte affectueuse. Or à 3h1/2, une lettre me disant que la carte avait été oubliée chez elle et que certainement sa mère l'avait vue : Elle était affolée. Je lui écrit aussitôt deux mots pour prendre vis-à-vis de ses parents la responsabilité de mes actes, puis je courus à son bureau la voir et l'assurer de mon amitié. Le lendemain un pneumatique annonçait que par un miraculeux hasard, la carte avait été laissée sous l'oreiller et que ses parents ne l'avaient probablement pas vue. Tout était sauvé !

Samedi 17 décembre. Nous avons déjeuné ensemble et nous nous sommes financés. Mardi nous sommes allés à la salle Gaveau et vendredi au concert Rouge entendre l'Or du Rhin. Nous y sommes allés en taxi-auto. On ! Quelle intimité délicieuse, assis à côté l'un à coté de l'autre. Je tenais sa petite main entre les miennes et lui disais toute la joie que j'avais de l'avoir près de moi. Elle craignait de me paraître hardie, je lui assurais que non. Nous en avons oublié une serviette contenant les Désenchantées de Loti et différentes cartes postales. Impossible de les retrouver depuis : ce fut encore une belle émotion.

Elle correspond à mon idéal il me semble l'avoir toujours connue. J'ai peur, bien peur de faire comme Kannapell ou les autres qui se sont mariés trop jeunes, avant d'avoir une situation et qui en souffrent maintenant. Cependant Marguerite me plaît, je suis convaincu ce que c'est avec elle que je trouverais le bonheur. Et puis je suis convaincu que moi seul je pourrais la rendre heureuse. Demain je dois passer la journée avec elle. Mme Quenisset m'avait invité pour venir avec Elle à Juvisy. Or, hier soir, j'ai reçu un mot de Quenisset me disant qu'il avait le chevalier Penso, que je ne vienne pas avec Mlle Chrétien : « Et quand vous viendrez, ajoute-t-il, n'amenez pas encore avec vous Mlle Chrétien... nous verrons cela pour plus tard ... ». Ainsi il est couard, ce qui ne m'étonne plus, il est salement bourgeois ; il a sans doute peur que je sois la cause de certains ennuis, moi qui l'aurait mis au-dessus de tout soupçon. Avec cela, il m'envoie la lettre chez nous ; j'étais alité ayant un peu la grippe. Mon père a reçu la lettre et m'e la remis au lit sans la décacheter. Quelle chance inouïe ! J'ai écrit aujourd'hui à Quenisset en lui demandant instamment de ne plus m'écrire sur ce sujet. Visite aujourd'hui à Mlle Vassiliev dans son nouvel appartement.

Lundi 26 décembre. Nous déjeunons ensembles et partons à Versailles. Le retour s'est effectué dans la nuit. Nous avons été prendre du lait dans un café de l'avenue Niel. Son amie Marthe demeurant près de là, mon aimée Marguerite est allé la voir. Elle ne l'a pas trouvée, mais tout est sauvé vis-à-vis de ses parents. Quelles joies de me voir avec Elle !

Jeudi 29 décembre. J'ai beaucoup aimé Marguerite aujourd'hui, avec une émotion jeune et sincère qui m'a rendu très heureux. Je ne rêve plus qu'à la délicieuse amie aux blonds cheveux. Nous avons offert un vase à sa soeur Jeanne.

 

1911

Lundi 2 janvier. Il m'est infiniment doux de confier à mon petit carnet toutes les folies, toutes les illusions, tous les rêves, toutes les joies et toutes les peines qui composent ma vie ici-bas. Il me serait encore plus doux si mes lèvres se perdant dans les cheveux blonds de mon amie lui confiaient à l'oreille ce que les pages blanches reçoivent sans s'étonner. Peut-être est-ce une illusion ? Je ne puis songer à ses jolis yeux rieurs qui brillent d'amour lorsque je les regarde sans éprouver un petit serrement de joie dans ma poitrine. Le souvenir précieux des journées passées ensemble doit se conserver.

Vendredi nous avons offert le vase. Le soir nous n'éprouvions aucune gêne d'être réunis à la taverne Pshorr pour y entendre un excellent orchestre qui interpréta des classiques avec succès. Il est de la dernière évidence que le train de dix heures et quelques fut manqué et qu'elle prit celui de 11 heures et demie. Il ne faut pas en entrant éveiller les parents. Elle se déchausse pour ne pas faire de bruit. C'est amusant au possible et fort compromettant pour nous deux. Nous nous en moquons ayant notre conscience tranquille. La carte affectueuse qu'elle oublia sous son oreiller a été vues par sa mère qui ne lui en parla pas. Sa mère sait donc tout. Que pense-t-on de moi ? Je ne m'en inquiète pas. Il m'est fort indifférent que sa mère me défende ou me permette de la voir. Le résultat en sera le même. Peut-on empêcher de jeunes amoureux de se rencontrer ? Évidemment non. Je suis d'un optimisme à toute épreuve. Tout me réussit, ou je n'imagine que tout ne réussit. Prenant le meilleur des choses je suis toujours heureux. Il me faut, au reste, fort peu de choses : ma belle et aimante Marguerite et de beaux spectacles naturels. Oui, tout me réussit. Je désirais ardemment écrire à la Revue Générale des Sciences. Comment m'y ferais-je présenter ? À Juvisy on m'avait prévenu que Mlle Renaudat y écrivant je n'arriverait pas à y pénétrer. Or dimanche, allant chez Flammarion lui présenter mes voeux, celui-ci m'offrit spontanément d'écrire un article sur la photo du pôle : « vous devriez le faire paraître à la Revue Générale des Sciences » ajouta-t-il. Mon coeur se mit à battre. Je ne montrais aucune joie mais le priant de m'y présenter ce qu'il accepta de toute évidence.

Samedi 31 décembre. J'ai pleuré de joie au laboratoire en revenant de la voir.

Dimanche 8 janvier 1911. Mon Cher petit carnet tu recevras ce soir la confidence de l'amour pur qui me trouble. Il est pour ma Marguerite. Nous nous sommes vus à l'Odéon et au retour nous nous sommes confiés nos sentiments. Je lui a avoué ma virginité. Mais ce soir, pour la première fois de mon existence je ne me sens pas en goût de faire de la littérature. Je jouis de mon bonheur et ne rêve rien de plus. Une estime profonde n'est venue pour elle après notre causerie. Nous sommes convaincus autant qu'on peut humainement l'être de la fidélité de notre affection. Attendre deux ans nous effraye, mais nous serons trop amis pour nous lasser.

Lundi 13 février. Nous nous voyons deux fois par jour. Toute mon existence gravite autour de la sienne. Je l'aime, je ne pense plus qu'à mon aimée, à ma Marguerite. Je voudrais la couvrir de mes baisers mais je suis timide devant elle. Quand aurons-nous un peu d'intimité ? Je ne sais plus quoi écrire. Cela me semble fade, je vais me coucher pour mieux penser à elle. Cette nuit je l'ai aimée avec une telle intensité que je mordais mes draps pour ne pas crier. Je l'aimerais encore davantage : plus qu'hier et moins que demain. Hier nous avons vu le soleil se coucher étant en bateau sur la Seine.

Vendredi 17 février. Nous avons dîné ensemble ce soir. Au lieu d'aller à la taverne Pschorr comme tous les vendredis, nous nous sommes donnés le bras et nous avons vécu des minutes inoubliables en nous promenant dans la rue Lafayette déserte. Il faisait très doux, nous causions de notre amour et étions au septième ciel. Au café où nous sommes allés nous réchauffer nous nous tenions les deux mains.

Dimanche 19 février. Nous nous sommes longuement embrassés ce soir. C'est la première fois de mon existence.

Mercredi 22 février. Un peu fatigué en ce moment par mes travaux.

Jeudi 23. Nous avons déjeuné ensemble rue Racine. C'était charmant et toute ma fatigue s'est dissipée. Ce soir nous nous sommes tenus par le bras en attendant l'heure du train. Nous nous sommes annoncés que l'un comme l'autre nous avions eu la confiance que seuls nous étions capables de nous rendre heureux. Je suis allé chez Flammarion où j'y ai rencontré les Sainte-Marie ; en sortant avec Flammarion il m'a avoué et qu'il aimait beaucoup. Je lui ai causé des sentiments d'amour profond qui font toutes nos joies véritables, puis ce soir j'ai tout raconté à Marguerite. Nous nous tutoyions depuis le début de la semaine.

Vendredi 24. Nous sentons de plus en plus le besoin d'avoir un peu d'intimité. Ce soir à cinq heures étant au labo j'entendis la sonnerie et et j'ai lu la carte de Marguerite qui m'attendait au café. Elle était encore fatiguée de son indisposition précédente. Il faisait un peu froid, le vent soufflait ; dans les rues du quartier de Villiers nous allions tous deux nous tenant par la main. Nounous comparions à deux pauvres oiseaux sur le pavé de Paris, sans un nid pour abriter leur amour. Cette idée fut tenace. Nous avions songé au début à une garçonnière, cette idée nous ayant semblé trop osée avait été abandonnée. Mais ce soir nous avons une heure devant nous et nous nous mettons à rechercher une chambre dans le quartier de la gare du Nord. Dans la rue Lafayette nous en trouvons une qui nous plaisait assez. Après le dîner je vais retrouver Margot et nous passons la soirée au café. Nous rêvons de notre intimité.

Samedi 25. A midi recherche de chambre : rien trouvé. Celle de la rue Lafayette est trop loin pour midi.

Dimanche 26. Je ne la verrais pas aujourd'hui. Le matin, fouillé tout le quartier de la Chaussée d'Antin et les alentours pour trouver notre petit nid. Je monte chez Edgar pour me reposer un peu. En descendant je trouve ce qu'il me faut et le retient. Après-midi à Juvisy.

Lundi 27. À midi visite de notre nid. Nous sommes enchantés et nous nous promettons d'être bien sages. Il va falloir le meubler. Nous nous voyons trois fois par jour. A midi pendant la visite nous nous sommes embrassés pour la seconde fois. Ma chère aimée est rétablie. Je lui ai dit ce soir que la lecture de Manon n'avait fait mal.

Mardi 28. Après-midi passée chez sa soeur Jeanne, nous regardons des stéréos que j'ai apportées. Je me suis amusé à remarquer que nous formons deux groupes bien séparés : Jeanne qui n'a prété qu'une attention conventionnelle et plutôt distraite à tout ce que nous avons dit, elle devait songer à son travail et nous lui prenions ses heures de loisirs. Ensuite nous deux qui regardions les photos tout en pensant à notre intimité non encore réalisé. À quatre heures après avoir pris le thé nous partons dans différents magasins pour choisir nos meubles. C'est mardi gras, il y avait foule, nous aurions tant voulu être seul ! Enfin vendredi nous le serons. Je suis encore fatigué ; l'article sur le pôle est terminé : va-t-il être accepté ? Margot à de meilleures couleurs aujourd'hui. Elle se fatigue beaucoup à voyager sans cesse dans ce Paris si encombré et si malsain. J'espère que notre petit nid sera un lieu de repos pour ma très aimée. Elle m'a prêté la lettre que lui a envoyée Madeleine nous avons une confiance absolue l'un dans l'autre.

Vendredi 3 mars. Première intimité le soir chez nous.

Dimanche 5 mars. Je ne sais pas si je continuerai d'écrire sur ce petit carnet. Nous sommes maintenant l'un à l'autre pour la vie. Je préfère infiniment mieux lui dire tout à l'oreille que l'écrire ici.

Dimanche 9 juillet 1911. Que d'événements depuis que j'ai abandonné le petit carnet. Le plus beau a été notre voyage à Nice. Nous en avons un plus beau encore à réaliser : celui que nous ferons ensemble pendant toute la vie enlacés toujours amoureusement. Les quelques voeux ardents que j'ai déjà formulés dans ma courte existence s'étant toujours réalisés, j'en formule un ce soir, plus ardent et plus grave que tous les autres : celui de vivre toujours ensemble et d'être enlevés ensemble par la mort. Heureux dans notre nid aux murs enjolivés de souvenirs de voyage, il m'est venu spontanément la pensée que l'un de nous pourrait disparaître et je frémis à l'horreur de songer que l'autre serait immensément seul au monde. Ensevelis dans le nid où nos amours se sont écloses, il attendrait en vain l'heure où l'aimés arrive. Oh ! L'horreur de penser que jamais on ne verrait plus celui qu'on aime quand les souvenirs encore frais sont sous les yeux. Margot je t'aime infiniment je veux toujours t'avoir pendant toute ma vie. Je veux toujours avoir des seins pour m'y blottir et les mots d'amour pour me griser. Notre amour n'est vraiment pas vulgaire, il est fort rare, nous étions l'un et l'autre débordants d'affection, nous cherchions l'un et l'autre cet oiseau rare qu'on appelle une âme soeur et nous nous sommes trouvés l'un l'autre. Jamais rien ne nous séparera plus, jamais, jamais, même la mort.

10 juillet 1911

Mon chéri. Ce serait et ce sera un grand chagrin pour nous que la mort nous sépare, mais je fais voeux de ne pas te survivre ; je ferai mon testament de telle sorte qu'on m'ensevelisse avec toi si tu meurt avant moi, car je te suivrais de quelques instants seulement. Il serait bien triste, heureux et amoureux comme nous le sommes, que notre vie ne se prolonge pas au-delà, celle que nous vivons est bien courte, je souhaite de tout mon coeur, de toute mon âme que Dieu nous réserve une grande et aimable surprise en quittant la terre.