Fernand Baldet, itinéraire d’une passion

Emmanuel Davoust Observatoire Midi-Pyrénées, de toute évidence sur la base d’entretiens avec Jeanne Lagarde

Faire de l’astronomie, c’est avant tout s’émerveiller sur la création de l’Univers

COMMENT naît une passion? Pourquoi devient-on astronome? L’adolescent qui, en ce jour de 1900, flâne le long des quais de Seine n’a sûre­ment pas ces questions en tête. Rien ne le prédestine en effet à la carrière qui va être la sienne. Jusque-là, il a surtout grandi tant bien que mal dans ce Paris d’après-guerre — celle de 1870. Après la défaite, à bout de ressources, ses grands-parents, fabricants de chaussures à Millau, ont vendu tous leurs biens pour s’établir dans la capitale où, leur a dit le notaire, “les maisons sont en or”I Ils n’ont pas mis longtemps à comprendre qu’ils avaient été bernés. La famille Baldet s’est installée dans le quartier des Gobelins, où Fernand est né en 1885. Le grand-père, lui, est devenu manoeuvre, et le père de Fernand a été embauché dans une tannerie, où il passe ses journées dans  l’eau jusqu’à la ceinture. En 1892, Fernand s’est retrouvé fils unique lorsque son frère cadet, âgé de 5 ans, est mort de diphtérie. À12 ans, il a passé son certificat d’études. À 13, il a été placé apprenti bijoutier et, parce qu’il est doué pour le dessin, on lui a confié la réalisation de modèles pour des bijoux d’art en or. Mais Fernand est aussi d’un naturel curieux et observateur. Il a une grande soif d’apprendre, une soif qui l’en­traîne très souvent du côté des bouqui­nistes... Et c’est ainsi que ce jour de 1900, il tombe sur un livre du “maître”, Camille Flammarion. C’est le début d’une passion qui ne se démentira jamais.

Il    se passe peu de temps avant que Fernand ne se rende rue Serpente et fasse la connaissance des membres les plus assidus de la Société astronomique de France. Autour de Flammarion, le fondateur, il y a là tout un groupe très uni de jeunes astro­nomes amateurs, qui se sont baptisés les “astrognomes”, ou “gnomes” tout court. On y croise aussi deux astronomes plus âgés, Eugène Antoniadi, un Grec fortuné, et le comte Aymar de la Baume Pluvinel, tour aussi fortuné. Fernand est très vite pris par l’ambiance passionnée qui y règne: il s’inscrit aux cours du soir gratuits des Arts et métiers en physique et mathématiques, cours qu’il suit assidûment tout en passant bien des nuits à l’observatoire de Flammarion à Juvisy, et sans pour autant négliger son apprentissage. Le comte de la Baume trouve bientôt que ses capacités intellectuelles exceptionnelles et sa passion pour l’astronomie méritent d’être encoura­gées. En 1904, il lui propose de devenir assistant dans le laboratoire très bien équipé qu’il possède rue Laugier. Ainsi, à 20 ans — l’âge même où il obtient le prix du meilleur ouvrier de France en bijoute­rie —, Fernand Balder quitte, au grand dam de ses parents, un “métier prometteur” pour “rêver de la Lune”...

Le comte de la Baume s’intéresse princi­palement à la photographie, au Soleil et aux comètes. Avec Albert Senouque, lui aussi de la Saf, Fernand Baldet est chargé de préparer les missions d’observation des éclipses. En 1905, il participe même à l’expédition d’Alcala de Chisvert, en Espagne, pour observer l’éclipse du 30 août. Parallèlement, il poursuit ses études, financées par le comte de la Baume : baccalauréat, puis licence de physique et de chimie. L’apparition, en 1908, de la comète Morehouse, qu’il observe à Juvisy avec Ferdinand Quénisset, l’astronome adjoint de Flammarion, l’amène à s’intéresser à l’astrophysique. Cette science n’en est qu’à ses balbutie­ments, mais Fernand comprend bien les promesses dont elle est porteuse. Il y revien­dra dès qu’il pourra pour ne plus la quitter.

Le comte de la Baume est un ami de Benjamin Baillaud, directeur de l’observa­toire de Paris, qui l’invite à utiliser le nou­veau télescope de 50 cm qu’il a fait installer au sommet du Pic du Midi. Fernand Baldet passera là-haut les mois de septembre-octobre 1909 et 1910, observant Mars puis Saturne l’année suivante. En 1911, il épouse Marguerite Chrétien, la plus jeune soeur d’Henri Chrétien. Voulant épargner à son foyer toutes les épreuves dont il a lui-même tant souffert, il recherche une situation stable et songe à entrer dans l’astronomie “officielle”. Il ne craint pas d’être renvoyé par le comte de la Baume, mais ne veut pas se trouver sans travail si celui-ci meurt prématurément. On lui propose alors un poste d’astronome auxi­liaire à l’observatoire d’Alger, à Bouzaréah. En juillet 1911, il part pour l’Algérie avec sa femme.

L’observatoire d’Alger est alors dirigé par François Gonnessiat, qui est très exigeant avec son personnel. Fernand Baldet tra­vaille à la lunette méridienne, où il réalise un catalogue d’étoiles fondamentales. L’inconvénient de l’Algérie, c’est qu’il y a en moyenne vingt-cinq belles nuits par mois, et Fernand doit souvent reprendre le travail à 8 h après avoir observé à la lunette méri­dienne une bonne partie de la nuit. Ces fré­quentes observations nocturnes sont fatigantes, et les mouvements répétés lors des observations lui occasionnent une ptôse de l’estomac. Sa femme sera pendant quelques années calculatrice à l’observatoire mais préfèrera bientôt se consacrer à son foyer. Une autre calculatrice, Julie Malbos, recrutée en novembre 1912, devient une amie de la famille.

La vie quotidienne n’est pas des plus faciles. Fernand et Marguerite sont logés dans un des bâtiments de l’observatoire, qui est situé à 350 m d’altitude près du village de Bouzaréah, à 11 km d’Alger, une région parsemée d’aloès et de figuiers de barbarie. Le parc de l’observatoire est certes magni­fique, avec des sapins et des cyclamens, et une vue splendide sur la baie d’Alger, mais les astronomes et leurs familles sont assez isolés. L’eau est apportée par tonneaux tous les jours depuis une source à 3 km de là, qui tarit parfois en été. À un moment, le ration­nement est de 5 litres d’eau par jour et par foyer. La nuit, on entend les glapissements des chacals. Une vieille diligence tirée par des chevaux relie le village à Alger. En revenant de la ville, il faut souvent descendre de la diligence pour la pousser tellement la route est raide. En 1913, Fernand fera venir ses parents, qui s’installeront à Bab-EI­Oued, au 1, rue de Nancy. À son père usé par le travail, il trouvera un emploi de bureau au service météorologique de l’université d’Alger.

Lorsqu’éclate la guerre, et bien qu’il ait été dispensé de service militaire, Fernand Balder est envoyé dans une caserne de Constantine. Le capitaine le remarque et le nomme secrétaire et infirmier. Il soigne les soldats de la débâcle de Serbie atteints du typhus. Au bout de quelques mois et de nombreuses démarches, arguant de son rôle indispensable pour le service de l’heure, il est à nouveau à l’observatoire.

En 1918, l’épidémie de grippe espagnole touche Marguerite et leur fille Jeanne, deux ans, qui sont soignées à Bab-­El-Oued. Fernand remonte à Bouzaréah, où il tombe malade à son tour. Julie Malbos se dévoue pour le soigner, alors que les médecins ne veulent même pas s’approcher des malades, de peur d’être contaminés. Enfin, c’est l’ar­mistice, saluée par des salves d’ar­tillerie tirées par les navires de guerre en baie d’Alger.

En 1920, la famille Balder passe quelques mois en métropole, et Fernand en profite pour prendre des contacts : il veut revenir en France et faire — enfin — de l’as­trophysique. En 1921, Henri Deslandres, chargé d’une inspec­tion des observatoires français, se rend en Algérie et lui promet un poste et un appartement à l’obser­vatoire de Meudon, qu’il dirige. Fernand rentre ainsi définitivement à Paris en 1922. Mais lorsqu’il demande l’appartement pro­mis, Deslandres lui répond: ‘Mais, mon cher, c’était pour vous faire plaisir que je vous ai dit cela !” Il consent néanmoins à lui don­ner une chambre au premier étage du Château-Neuf. Ce bâtiment avait été pétrolé pendant la Commune, et on avait rasé une partie du deuxième étage pour y aménager une terrasse. Quant au premier étage, c’est en fait l’ancien salon du frère du roi (Louis XIV). Les chambres y sont très grandes, avec de hauts plafonds. En revanche, pas d’électricité, ni d’eau courante. La chaudière, conçue pour chauffer également la grande coupole sur la terrasse, consomme des quantités de charbon... astro­nomiques. On se chauffe alors avec un petit poêle en fonte. On fait la cuisine dans un recoin avec un réchaud à pétrole. Le jardinier tire d’une citerne une eau à peu près potable qu’il faut encore filtrer avant de l’utiliser. Fernand Baldet demande au directeur que l’on installe une ampoule électrique au premier. Deslandres, dépourvu de sens pratique, lui répond d’utiliser un miroir pour renvoyer la lumière du Soleil!

En 1922, le personnel de l’observatoire de Meudon est réduit. Fernand Balder a pour collègues Lucien d’Azambuja, spécialiste du Soleil, Vital Burson, de mauvaise santé parce que gazé pendant la guerre, qui tra­vaille avec Deslandres sur la chromosphère des étoiles, et Henri Grenat qui a rédigé plusieurs thèses qu’il n’a jamais soutenues. Plus tard arriveront, entre autres, Bernard Lyot et Henri Camichel. Fernand peut se consacrer pleinement à l’astrophysique, et surtout à la physique des queues de comètes. Il monte d’ingénieuses expé­riences en laboratoire pour reproduire les spectres observés. En bombardant sous basse atmosphère de l’oxyde de carbone avec des électrons provenant d’une cathode incandescente en tungstène, il réussit à reproduire les bandes du carbone observées dans les queues cométaires et à en découvrir une nouvelle, qui porte le nom de “groupe de Baldet-Johnson”. En 1926, il soutient une thèse de doc­torat intitulée Recherches sur la constitution des comètes et sur les spectres du carbone, thèse pour laquelle il reçoit les félicitations du jury.

Au fil des ans, ingénieur autant qu’astrophysicien, il ne cesse de développer ses dispositifs expéri­mentaux. C’est l’un des rares astro­physiciens français de son époque, un pionnier. Sa compétence dans le domaine des comètes est reconnues au niveau international – il deviendra même président de la commission des comètes à l’Union astronomique internationale de 1935 à 1948. Parallèlement, il explore les ressources des plaques et films photographiques, les méthodes de sensibilisation, de développement, et acquiert une compétence telle qu’il sera nommé président de la Société française de photographie de 1946 à 1949.

Pour lui, l’astronomie est aussi une passion qu’il faut partager. Il participe aux activités de la Société astronomique de France, dont il est secrétaire à partir de 1925, puis président de 1939 à 1946. Il donne des cours d’astronomie à la Sorbonne pour les jeunes filles titu­laires du baccalauréat, de 1928 à1936. Il s’occupe brièvement de la section d’astronomie au palais de la Découverte. Soucieux de donner de l’astronomie une image de qualité, il relit avant parution les livres de vulgarisation de l’écrivain scientifique Pierre Rousseau, et se plaint souvent des interprétations fantaisistes de l’actualité astronomique par les journalistes. Il encourage également les vocations, et aide autant qu’il le peut ses jeunes collègues.

C’est sans doute dans l’atmosphère cor­diale créée par le petit groupe d~ Meudon qu’il peut aussi poursuivre sa quête philo­sophique. Depuis sa jeunesse, il se pose en effet beaucoup de questions, il cherche sans trêve et, bien souvent, ses interlocuteurs ne le satisfont pas. L’astronomie n’est pas pour lui une espèce de technique savante: c’est un émerveillement sur la création de l’Uni­vers, et une science de paix. La contempla­tion des beautés célestes ne peut lui inspirer que sérénité, admiration et enthousiasme. Louis Leprince-Ringuet, qu’il rencontre peu avant la guerre, lui confie que les recherches sur la fission de l’atome peuvent mener à des catastrophes si elles sont pour­suivies industriellement, ce qui ne laisse pas de le soucier.

La déclaration de guerre de 1939, qui le surprend en vacances dans le bassin d’Arcachon, le plonge ainsi dans un pro­fond désarroi, car elle va à l’encontre de son propre cheminement. Il est affecté à l’ob­servatoire de Bordeaux, où il est chargé des observations méridiennes pour le service de l’heure, mais il n’y reste que peu de temps. Il est si déprimé qu’il doit consulter un médecin parisien renommé qui s’est retire Sévignacq-Meyracq (près de Pau), où résid4 également son vieil ami de la Saf, Émile Touchet. Il y reste jusqu’en septembre 1940. Il est si désorienté qu’il ne peut plu travailler. Il songe même à prendre sa retraite, à 54 ans. La guerre est sa hantise.

Mais de retour à Meudon à l’automne 1940, il reprend le travail. Meudon et Saint Cloud occupent une position stratégique sur le plan militaire, et l’observatoire convient parfaitement pour surveiller Paris et loger des troupes. Mais KarI Kippenheuer officier de la Wehrmacht et astronome dans, le civil, obtient que l’observatoire ne soit pas occupé par l’armée allemande. Il considère que la science est au-dessus des nations et de leurs conflits, ce qui sans doute réconcilie un peu Fernand Baldet avec le monde. Kippenheuer sait en outre que les troupes ne peuvent que causer des dégâts partout où elles passent. Pour éviter la réquisition de l’observatoire, il propose alors à Lucien d’Azambuja de cartographier les taches solaires tous les jours et de communiquer ces informations à la Luftwaffe. Par leur effet néfaste sur la transmission des ondes radio. les taches solaires ont une importance mili­taire de premier plan, mais d’Azambuja s’ar­rangera toujours pour retarder de 48 heures l’envoi des cartes, de sorte qu’elles ne servi­ront jamais à rien sur ce plan... Un tel sub­terfuge ne pouvant marcher éternellement, les troupes allemandes finiront par occuper une partie de l’établissement. L’atmosphère trouble de cette période incitera Baldet, pacifiste et craignant pour sa vie, à quitter son appartement de Meudon en 1943 poux loger à Paris, rue Claude Bernard.

En 1947, il obtient qu’une technicienne nouvellement recrutée, Gisèle de Obaldia, lui soit affectée. Elle va le seconder efficace­ment pendant dix-huit ans, car il ne va plus s’arrêter de travailler. Il s’intéresse toujours aux comètes, mais se tourne aussi vers les météorites. Il poursuit ses réflexions philo­sophiques, et l’avènement de l’astronau­tique, qui prend une allure de compétition entre deux idéologies, l’angoisse. En 1964, à 79 ans, il se prépare à participer, à Liège, à un colloque sur les météores, quand il est terrassé par une hémiplégie. Il meurt quelques mois plus tard.

 

 

Tous les documents qui illustrent cet article ont été aima­blement fournis par Mme Jeanne Lagarde.

Légendes :

Fernand Baldet en 1919, à Bouzaréah, l’observatoire situé non loin d’Alger où il a été nommé huit ans plus tôt. Trois ans encore et il rejoindra la France, pour se consacrer à l’astrophysique.

(De pied, sur fond feuillage, chapeau barbe main droite dans la poche)

L’instrument que le comte de la Baume de Pluvinel ­a fait construire pour observer l’éclipse de Soleil du 30 août 1905, à Alcala de Chisvert, Espagne.

Octobre 1909. Femand Baldet est à l’observatoire du Pic du Midi, pour étudier Mars (ci-dessus, le clichéqu’il prendra le 20 octobre) avec le télescope de 50 cm que Benjamin t Baillaud y a fait construire.

(Assis sur échelle de meunier menant au télescope, bonnet + photo Mars)

Observatoire de Meudon, 1930. Tout le personnel s’est réuni pour fêter le doctorat de Lucien d’Azambuja (assis au centre, et reconnaissable à sa toque). À sa droite, Fernand Baldet. À sa gauche, Bernard Lyot, son épouse et Marguerite Baldet. (Table 5 bouteilles champagne, deux rang de personnages, une vingtaine)

À Bouzaréah, les astronomes et leurs familles mènent une existence assez isolée. On raconte que la femme et les trois filles du directeur de l’observatoire n’ont d’autre loisir que de surveiller les allées et venues du personnel... (la coupole de Bouzaréah)